lundi 13 avril 2015

Antoine Garapon, Bien juger : essai sur le rituel judiciaire (1997)

L’auteur

Antoine Garapon, né en 1952, est magistrat, membre du comité de rédaction de la revue Esprit et fondateur de l'Institut des hautes études sur la justice. Depuis le début des années deux mille, il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur la justice.

L’ouvrage

Introduction

Dans cet ouvrage, Antoine Garapon s'interroge sur la place occupée par les rites dans la vie juridique.

Il initie sa réflexion par une distinction entre la justice comme valeur morale et politique, la justice comme acte de juger. Il insiste sur le fait qu'avant d'être une faculté morale, juger est un événement. Pour rendre justice, il faut parler, témoigner, prouver, argumenter, écouter et décider. Or ceci nécessite d'être en situation de juger. Le rituel judiciaire, en délimitant un espace, un temps, en instituant des acteurs et en fixant un objectif remplit cette fonction.

Toutefois, dans certaines circonstances, le rituel judiciaire produit un effet inverse à celui souhaité initialement et conduit à l'injustice plutôt qu'à la justice. Il arrive alors que la justice se fasse de manière « informelle » ou qu'elle se trouve délocalisée dans les médias, ce qui n'est pas sans dangers. C'est pourquoi, Antoine Garapon préfère quant à lui se faire l'avocat du « bien juger ».

Le rituel judiciaire

Dans la première partie de son ouvrage, Antoine Garapon consacre un chapitre à chaque rite du procès que sont l'espace, le temps, la robe, les acteurs, le geste et la parole judiciaires. De l'examen détaillé de chacun de ces rites se dégagent deux idées forces : d'une part, dans les pays latins, l'imaginaire juridique renvoie dans une certaine mesure à une confrontation avec le sacré ; d'autre part, le procès apparaît à certains égards comme une manière de préserve l'ordre social en créant de l'ordre à partir du désordre.

Le symbolisme juridique emprunte en effet à la nature et au religieux : les choix des lieux de justice seraient désignés par les dieux – selon Carbonnier, « les arbres attirent le charisme divin et le transmettent aux magistrats qui sont assis à leur ombre ». Puis, au début du dix-septième siècle, le temple de justice s'apparente à un lieu sacré : la hiérarchisation de la justice, matérialisée notamment par une surélévation des bureaux des juges ou par l'existence de marches devant les maisons de justice, évoque la recherche d'un contact entre les hommes et le ciel.

Concernant le geste judiciaire, la forme du serment – la main levée et nue, n'est pas sans évoquer un contact avec la puissance et le sacré.

L'espace judiciaire symbolise quant à lui l'ordre. Il correspond en effet à une superposition de différentes enceintes qui renferment chacune un ordre plus contraignant. Il reconstruit un intérieur qui incarne l'ordre absolu face à la déréliction de la société.

Le temps judiciaire s'apparente lui aussi à une régénération de l’ordre, du moins en matière pénale. Le rythme judiciaire se décompose ainsi en trois temps : tout d'abord, le retour au chaos – l'exposé public des faits – puis l'affrontement entre le bien et le mal – réquisitoire et plaidoirie – et enfin, le retour à la paix – le jugement.

Enfin, la parole judiciaire obéit à cette même logique de re-création de l'ordre. Les débats judiciaires représentent le yâgon par opposition au polemos, c'est-à-dire la rationalisation de la violence dans un cadre institué par opposition à l’affrontement direct de forces dont tout code est absent. Dans les débats, il n’importe pas que le discours soit conforme à la réalité mais qu'il présente en lui- même une logique parfaite, une cohérence plus réelle que la réalité elle-même.

Le passage à la justice démocratique

Le passage à la justice démocratique, née à l’intersection de deux histoires distinctes – celle du passage d'une hétéronomie à une autonomie symbolique d'une part et celle de la dissociation progressive de la justice d'avec le pouvoir politique d'autre part – constitue une étape clé dans l'histoire des rites juridiques. En effet, la place occupée jusqu'alors par l'officiel religieux est laissée vacante. Si les symboles sont alors appelés en renfort pour réintroduire la distance que la société démocratique ne trouve plus dans la transcendance, ceux-ci ne mettent pas la société à l'abri de certaines dérives.

Cette forme du procès moderne est anticipée dès le cinquième siècle av. J.-C. par Eschyle qui dans Les Euménides met en scène la naissance du procès moderne, c'est-à-dire le passage de la parole magico-religieuse au débat démocratique. Les serments qui tranchaient par la force religieuse cèdent la place à la discussion qui permet à la raison d'exposer ses arguments, offrant l'occasion au juge de se faire une opinion après avoir entendu le pour et le contre.

Cela n'est pour autant pas toujours garanti. En effet, il arrive que dans certaines circonstances, le rituel judiciaire, a priori destiné à établir une distance nécessaire ne puisse garantir la justice. C'est par exemple le cas de la parodie que représente le procès stalinien. Le rituel judiciaire est ici dévoyé. Tout est mis en scène, le verdict importe peu : la condamnation précède le procès – les « livrets de mise en scène » détaillent au préalable chaque intervention. Le rituel semble alors à l'origine d'une injustice odieuse et criante

De l'Etat providence à l'Etat pénal

Un autre cas de détournement du rituel judiciaire est à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines quand la justice devient un simple moyen pour les citoyens d'exprimer leur colère – par exemple celle d'avoir perdu le contrôle sur leurs rues et quartiers – et que l'auteur nomme la « justice expressive ».

Antoine Garapon cite à ce propos, l'évolution qu'a connu le droit pénal depuis la fin des Trente Glorieuses. Il constate en effet que ce dernier est devenu un moyen pour nos sociétés modernes d'exorciser leurs difficultés, ce qu'atteste l'extension du champ de la justice pénale à des catégories de populations comme les médecins ou les hommes politiques ou encore l'intensification de la répression pénale. La justice pénale est devenue l'arme de contrôle, voire de destruction de tout pouvoir rendu systématiquement suspect. Le nouveau statut symbolique attaché à la justice laisse alors entrevoir un nouveau risque : celui de la perte de la maîtrise du dispositif symbolique. Le procès devient une sorte de machine infernale qui se retourne contre celui qui ne l'a conçu que pour
sa propre défense ; ce processus aboutit in fine à une réévaluation du statut de victime et à une dévaluation de celui du souverain.

Les remèdes

Face à ces phénomènes, des expériences ont été entreprises afin d'accorder une moindre place au
rituel, ce dernier étant perçu comme responsable des dérives.

La première de cette entreprise est la « justice informelle ». Aux origines de la justice, il est en effet apparu nécessaire de canaliser la « violence impure » d'un crime par une « violence pure ». En effet, dans la mesure où la violence s'apparente à un processus infini qui appelle sans cesse une violence supérieure et où prétendre maîtriser la violence par la violence n'est qu'enfermement dans l'escalade de la vengeance, il est apparu nécessaire à la société de réagir en trompant la vengeance. Le sacrifice a été la première forme imaginée pour contenir cette violence grâce au spectacle d'une autre violence déviée sur un être sans défense. Puis, progressivement, le système judiciaire s'est substitué au sacrifice pour remplir cette fonction. Toutefois, le problème vient de ce que la pratique peut s'user et ne plus remplir sa fonction d'élimination rituelle de la violence, menaçant ainsi la société d'un envahissement de la vengeance infinie, ce que René Girard appelle la « crise sacrificielle ». L'accusé est alors écrasé par le cérémonial et l'on assiste à des « cérémonies dégradantes ». Dans ce contexte, le mouvement de justice informelle semble devenir un moyen d'échapper à la dimension sacrificielle a priori inhérente à la justice. Elle se caractérise par une suppression du symbolisme : les rapports sociaux, les enquêtes de personnalités, les expertises psychiatriques sont préférées aux « grossière astuces » du rituel judiciaire. Le centre de gravité passe de la salle d'audience au cabinet du juge. La justice informelle aboutit à un paradoxe : alors que l'affaiblissement du formalisme dans la justice de cabinet était censé améliorer le sort des justiciables, il favorise au contraire un contrôle plus grand de l'Etat. En effet, privé de ses attributs symboliques qui lui rappellent sa fonction de représentant, le magistrat est tenté de se consacrer législateur en s'identifiant à la loi. Finalement, la justice informelle produit des inquiétudes de trois ordres : une angoisse de la disparition des repères symboliques, une peur du vide moral, le spectre d'un Etat qui met sous tutelle douce ses sujets.

Une autre voie pour compenser les défaillances du rituel consiste à mêler les médias. L'intrusion des médias dans la justice n'est justifiée par aucun droit écrit mais par l'évocation d'un « droit à la transparence ». Ce dernier procède, selon l'auteur, d'une compréhension naïve de la démocratie d'après laquelle il faudrait tout voir et tout montrer, tout de suite et à tout le monde. Antoine Garapon nous met en garde contre l'effet pervers de ce droit qui pourrait entraîner la démocratie dans au moins deux impasses. Tout d'abord, les médias opèrent une délocalisation de l'espace, une dislocation du temps – tout différé est suspect alors qu'il se révèle parfois nécessaire à la découverte de la vérité – une disqualification des acteurs – confusion des auditoires de justice qui, en valorisant l'opinion publique au détriment des parties et de la communauté des juristes, fait la part trop belle à l'émotion et à l'ignorance – une dépolitisation du sujet, une mise sur le même plan d'une violence institutionnelle et de la violence tout court, et enfin une désintégration de la violence – à la différence de la violence rapportée par les médias, le rituel judiciaire montre en même temps le spectacle de la transgression et celui de sa résorption – annonçant une nouvelle « crise sacrificielle », c'est-à-dire une perte de la différence entre violence impure et violence purificatrice. En outre, la transparence totale prônée par les médias relève du fantasme. Grâce à la procédure, forme vide prête à accueillir toutes les versions des faits, tous les arguments en leur imposant une certaine éthique de la mise en récit, le procès contrôle la manière dont les faits sont présentés, prouvés et interprétés. Au contraire, à la télévision, la construction de la réalité, qui est implicite – donc subie – échappe à toute discussion. Les médias se présentent comme des moyens de représentation plus accessibles, plus fidèles à la réalité, plus démocratiques que le cadre procédural d'une salle d'audience. Toutefois, en s'affranchissant de la contrainte de la procédure, ils s'asservissent au rapport de force que la procédure cherche à éviter et risquent de donner au plus puissant le choix des armes et la définition de la règle du jeu – c'est l'illusion de la démocratie directe.

Le « bien juger »

Selon l'auteur, tout laisse à penser que jamais le procès ne pourra être libéré de sa violence symbolique et de ses éléments archaïques. Par conséquent, il faut s'efforcer de repenser la justice, non pas contre mais avec le rituel. Cette entreprise, Antoine Garapon la nomme le « bien juger » et l'oppose à la quête directe de justice.

Le « bien juger » procède d'une double mise à distance : d'une part, la mise à distance de la violence première – le cadre rituel permet d'absorber les émotions, de maintenir éloigné le pouvoir politique et de mettre à égale distance les parties ; d'autre part, la mise à distance de l'injustice potentielle de la réponse légale – il s'agit ici de tenir compte de la déformation que fait subir au cas sa mise en forme par le procès.

Juger est, selon l'auteur, un travail permanent de mise à distance commencé par le rituel et achevé par la parole. Cela nécessite, pour le juge, de s'arracher à un jugement spontané afin de se faire « tiers à soi-même ». Pour autant, ce souci de bien juger n'est pas, pour l'auteur, une garantie suffisante. A cela, doit s'ajouter une exigence de motivation sérieuse des jugements.

Conclusion
Aujourd'hui, la démocratie semble entretenir une relation ambiguë avec ses symboles ; bien qu'elle en ait besoin, elle ne cesse de s'en méfier.

Selon Antoine Garapon, le combat pour la démocratie a changé de camp. En effet, pendant longtemps, il était conçu comme une lutte pour s'émanciper des institutions. Aujourd'hui, il se demande s'il ne faudrait pas qu'il se traduise par une réhabilitation du rituel, cette dernière permettant de se réconcilier avec le symbolique, dont l'objet premier serait de marquer la prééminence du collectif sur l'individuel.

A ce titre, l'auteur évoque la nécessité d'une lutte pour des rites « plus vrais », la promotion de signes faisant lien et exprimant un destin commun.

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