lundi 27 avril 2015

Benedict Anderson, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme (1991)

L’auteur

Benedict Anderson est né le 26 août 1936 à Kunming en Chine, d'une mère anglaise et d'un père irlandais. Diplômé d'un Bachelor of Arts à Cambridge en 1957, il s'intéresse à la politique et à l'histoire de l'Asie du Sud-Est dans le cadre de son doctorat et rejoint le programme d'étude de l'Indonésie de l'université de Cornell. Il se rend donc à Jakarta en 1961 pour y poursuivre ses recherches. En 1966, après le coup d'État communiste qui a eu lieu l'année précédente, Anderson publie un manifeste, le Cornell Paper, qui dénonce une « révolution » davantage guidée par « le mécontentement des officiers » que par une quelconque idéologie. Il doit s'exiler et passe donc quelques années en Thaïlande avant de repartir pour les États-Unis. Il est actuellement directeur du Modem Indonesia Program et enseigne les relations internationales à Cornell.

L'ouvrage

L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme a été publié une première fois en 1983 puis enrichi de deux chapitres supplémentaires en 1991.

Le constat de départ d'Anderson est le suivant : le concept de nation connaît un succès général depuis la Seconde guerre mondiale et transcende tous les clivages idéologiques. L'organisation des nations unies est le symbole de cette légitimité universelle de l'idée nationale. De même, les mouvements indépendantistes coloniaux luttent au nom de leur singularité nationale. En outre, les nationalismes sont de plus en plus nombreux au sein même des Etats-Nations déjà constitués.

Le nationalisme a déjà été objet d'innombrables études historiques mais la plupart ont pour cadre le dix-neuvième siècle européen. En contrepoint, le livre d'Anderson développe une réflexion qui vise à penser le nationalisme en tant que phénomène global, à échelle mondiale, et abandonne donc une approche avant tout centrée sur le Vieux Continent.

Anderson affirme dès l'introduction que la nation est une « communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ». Elle est imaginaire parce qu'il s'agit d'une entité regroupant tant de personnes qu'il n'est pas possible qu'un individu connaisse tous les autres. Elle est limitée parce que tous les nationalismes reconnaissent des limites à la nation et n'englobent jamais l'humanité tout entière dans son sein. Enfin, elle est souveraine, car l'idée de nation nait selon Anderson durant la période des Lumières et de la Révolution quand l'Etat devient un rempart face aux structures hiérarchiques imposées par la religion. Il n'y a donc pas de communauté nationale préexistante, celle-ci n'existe qu'une fois inventée, créée. L'adhésion à l'idée nationale ne va donc pas de soi et est historiquement datée.

Anderson interroge alors les conditions historiques d'apparition du sentiment nationaliste et l'évolution de celui-ci, de l'indépendance créole aux mouvements de libération de l'après Seconde guerre mondiale.
L'émergence de la « nation » est rendue possible par l'affaiblissement concomitant de la communauté religieuse, de la légitimité dynastique et par une mutation de la perception du temps.

Ces phénomènes laissent le champ libre à l'émergence de la « communauté imaginée » qu'est la nation mais n'en sont pas les causes directes. C'est en effet l'avènement du « capitalisme de l'imprimé » qui provoque l'essor de ce sentiment. L'existence d'une langue commune permet en effet aux individus de prendre conscience qu'ils appartiennent une communauté spécifique de lecteurs, limitée dans l'espace.

Le modèle créole

Ces observations ne sont néanmoins pas suffisantes pour expliquer le développement de certains nationalismes. Ainsi Anderson se penche-t-il sur la question créole qui peut faire figure de modèle : les habitants des Amériques qui obtiennent leur indépendance vis-à-vis des puissances européennes à la fin du dix-huitième siècle parlaient la même langue que ceux qu'ils désignaient comme des « oppresseurs » et étaient originaires de ces lointaines terres. En outre, Anderson remarque que les États libres qui se constituent une fois la tutelle européenne levée suivent le même tracé que les provinces coloniales. Deux facteurs expliquent alors la formation de nationalismes créoles ainsi limités. Tout d'abord, le découpage administratif colonial respecte en Amérique du Sud une certaine logique géographique, les communications à l'époque préindustrielle entre les différentes provinces américaines de l'Empire espagnol sont très malaisées. Par exemple, il faut quatre mois pour se rendre de Buenos Aires à Acapulco. Ensuite, Madrid impose que toutes les marchandises échangées entre pays de l'Empire transitent par l'Espagne et soient convoyées par des compagnies ibériques. Ces divers éléments donnent à l'entité administrative un caractère réel : dans les faits les provinces sont bien séparées et le nationalisme se définit donc à l'intérieur de ces limites.

Anderson emprunte à Victor Turner la notion de « voyages » comme « expériences créatrices de sens » pour expliquer l'émergence des nationalismes créoles, mais aussi asiatiques ou africains. Le passage a un système pouvoir absolutiste suppose un renouvellement des élites composant l'appareil de pouvoir : les nobles, dont al légitimité est fondée sur la naissance sont remplacés dans des proportions variables par des homines novi qui tirent leur légitimité de leur compétence. Ceux-ci ne sont pas attachés à un domaine et sont donc interchangeables, d'autant plus qu'ils partagent une langue administrative commune. Au cours de leur pèlerinage, ces fonctionnaires prennent conscience qu'ils font partie d'un groupe. Dans le cas de l'Amérique espagnole, les trajectoires des Créoles sont limitées à la fois verticalement – ils peuvent en droit, mais non en faits, accéder aux postes métropolitains – et horizontalement – un fonctionnaire mexicain ne peut accéder à un poste au Chili.. Ce phénomène est un autre élément qui explique l'émergence de nationalismes affirmant un particularisme à la fois vis-à-vis de la « métropole » et des autres entités administratives du continent américain.

En outre, l'essor d'une presse localisée, destinée à un groupe de lecteurs limité par exemple à l'Argentine au Mexique, est un facteur important de définition du nationalisme : le journal « imagine » une communauté mexicaine et la donne à voir à son lectorat. Il a un rôle dévoilant. Tous ces facteurs expliquent l'émergence d’un sentiment nationaliste qui conduit à la lutte pour l'indépendance et à son acquisition à la fin du dix-huitième siècle.

Le modèle européen

Un nationalisme d'un type différent s'exprime en Europe au dix-neuvième siècle : celui-ci se distingue par l'importance qu'y tient la langue d'imprimerie, mais également par le poids qu'exercent les modèles américain et français.

Très vite, la formalisation d'une langue au travers de la rédaction de grammaires, sa pérennisation, l'affirmation de ses origines historiques et sa mise en équivalence avec d'autres idiomes grâce aux dictionnaires bilingues devient un enjeu majeur de la définition d'une nation imaginée ; la production littéraire représentant stade final de ce processus qui relève à la fois de la création et de la mise en évidence d'une langue au travers de l'imprimé. Celle-ci donne une légitimité à la fois historique et contemporaine à la communauté.

Au dix-neuvième siècle, la complexification des appareils étatiques ainsi que l'essor du commerce et de l'industrie supposent l'adoption d'une langue officielle vernaculaire – le latin se prêtant mal à ces deux derniers types d'activité : or, ce choix est d'importance puisque les populations parlant l'idiome retenu se trouvent naturellement avantagées sur les autres. Dans un premier temps, l'adoption d'une langue officielle est davantage une nécessité administrative qu'un moyen de domination d'un groupe linguistique sur un autre. Ce n'est qu'au dix-neuvième siècle qu'est menée une politique consciente d'affirmation de la langue commune dans les Empires comptant plusieurs groupes linguistiques.

Par ailleurs, après la Première guerre mondiale, l'État-Nation s'impose en Europe commune norme, suite à la dissolution des Empires dynastiques et la création de la Société des Nations. Toutefois, ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, qu'une pléiade de nouveaux Etats-Nations apparaissent avec les indépendances coloniales. Les puissances européennes en « nationalisant » les populations colonisées éveillent en fait une conscience nationale qui les mène à l'indépendance. Les intelligentsias bilingues jouent alors un rôle prépondérant, « court-circuitant » par le biais de l'imprimé le nationalisme officiel et affirmant l'existence d'une nation qui suit les frontières de l'ancienne colonie. De manière ironique, le nationalisme colonial est donc un produit du nationalisme officiel des états impérialistes.

Le langage comme ciment universel des communautés imaginées

Anderson tente de déterminer ce qui fonde l'attachement des individus à la communauté imaginée et conclut que c'est le langage. Celui-ci est profondément ancré en l'homme, seul être doué du logos : homo sapiens est homo dicens. Parce qu'elle touche l'affectivité de l'individu, la langue créé l'attachement à la communauté linguistique.

Conclusion de 1983

Dans ce qui est la conclusion de l'ouvrage publié en 1983, « L'Ange de l'Histoire », Anderson revient sur le paradoxe qu'il soulevait en introduction : le nationalisme est transversal à toutes les idéologies et la plupart des révolutions marxistes ont été menées au nom de la cause nationale. Anderson trouve une réponse dans la force du nationalisme en tant que modèle : il existe a une inertie forte dans l'histoire ; les révolutionnaires ne peuvent pas repartir de rien et prennent le contrôle d'un Etat qui a un passé. Dès lors, les structures de gouvernement sont déjà établies et il est quasiment nécessaire de s'en servir pour les nouveaux maîtres du pouvoir. C'est pourquoi les bolcheviks font de Moscou leur capitale, et s'installent au Kremlin. L'exaltation du « nationalisme populaire » par les anciennes élites dans une entreprise machiavélique de manipulation des masses est un autre de ces éléments dont les nouvelles « directions » héritent. Ainsi en font-elles usage, comme du reste.

Conclusion de 1991

Le neuvième chapitre, « Recensement, carte, musée », est une addition à l'ouvrage paru en 1983 : Anderson dépeint dans l'édition originale du livre le nationalisme colonial comme une résultante de l'imposition d'un nationalisme officiel similaire à celui qui s'affirme en Europe ; il tente de dégager ici les particularités du fait nationaliste colonial qui selon lui trouve ses racines dans « l'imaginaire de l'état colonial ». Anderson s'attache à démontrer en quoi les éléments attestent d'une pensée européenne totalisante, classificatrice. Ce trait est flagrant dans la logique du recensement, qui consiste à déterminer de façon plus ou moins arbitraire à quel groupe appartient un individu. La volonté absolue de pouvoir ranger chacun dans une case apparaît dans la classe « Autres » qui existe dans la plupart des recensements coloniaux de la fin du dix-neuvième et du vingtième siècles. La carte est utilisée par les Européens comme un moyen de légitimation de leur domination sur la colonie : les cartes historiques « mettent en évidence » l'unité territoriale réelle ou imaginée de zones qui se voient ainsi chargées d'un héritage, qui est repris par les Etats-Nations indépendants. En outre, la carte joue selon Anderson le rôle de « logo » : par exemple, le tracé de l'Empire français ou anglais, mis en valeur par des couleurs qui distinguent clairement les zones d'influences, devient un motif de fierté ; la carte est affichée dans les écoles de la métropole et ses contours sont connus par tous. Le phénomène est le même dans les colonies où « le logo-carte pénétra profondément l'imagination populaire, formant un puissant emblème pour tous les nationalismes anticoloniaux ».

La mise en valeur du patrimoine des pays colonisés s'inscrit dans la même logique : le patrimoine est utilisé par les Européens comme moyen d'assurer leur position mais joue un rôle dans la définition des nationalismes coloniaux. Ainsi, les Etats coloniaux se livrent à de nombreuses fouilles à partir du dix-neuvième siècle : exhumer de magnifiques monuments qui contrastent tant avec la pauvreté locale leur permet d'affirmer implicitement la décadence des peuples qu'ils dominent, mais surtout, la réhabilitation de ces lieux anciens doit apporter au pays colonisateur du prestige ; en reconstruisant ces merveilles, on en devient en quelque sorte dépositaire. L'Etat colonial met en avant ces lieux au travers des livres, timbres et autres méthodes de diffusion de masse pour en faire de nouveaux « logos ». Or, ces trésors deviendront des symboles de l'appartenance à une nation millénaire pour les mouvements nationalistes anticoloniaux.

Commentaires

La publication en 1983 de L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme a eu un retentissement important et l'ouvrage a été autant critiqué que loué. On reprocha par exemple au livre d'Anderson d'établir un schéma global d'interprétation du nationalisme en négligeant d'importantes zones géographiques.

Ainsi, Fadia Rafeedie critique le fait que L'imaginaire national occulte totalement la question du nationalisme arabe. Elle constate en effet que l'Arabe littéraire, langue sacrée, est encore en usage de nos jours ; la situation diffère donc de celle de l'Europe où le latin n'est que très peu utilisé même au sein de la production littéraire depuis plusieurs siècles. En outre, Fadia Rafeedie note que l'affaiblissement de la religion – qu'Anderson considère comme l'une des facettes laissant le champ libre à l'apparition du sentiment national – n'est pas un phénomène comparable dans le monde arabe et dans l'Eure. Enfin, la définition d'une identité arabe serait bien antérieure à celle des nationalismes européens qui sont modernes.

Par ailleurs, l'approche de Benedict Anderson est souvent opposée à celle de Liah Greenfeld, professeur de sciences politiques et de sociologie à l'université de Boston. Là où Anderson a une vision proche du matérialisme historique de Marx – puisqu'il explique l'émergence historique du nationalisme par la conjonction d'un certain non de facteurs matériels – Liah Greenfeld adopte une démarche proche de l'individualisme méthodologique dans son ouvrage Nationalism : Five Roads to Modernity (1992). En effet, elle développe l'idée selon laquelle le nationalisme serait apparu au dix-septième siècle en Angleterre : selon elle, le mot « nation » ne renvoie pas à l'origine à un peuple dans ensemble, mais avant tout à une élite sociale et culturelle. Cette élite bourgeoise, pour se prévenir d'un retour l'aristocratie décide de mettre la population de son côté en faisant du mot de « nation » un synonyme de « peuple » : « un terme qui faisait directement référence, aussi bien en anglais que dans les autres langues, aux plus basses couches de la société [...], la populace ou la plèbe ». Celle-ci se trouve donc hissée au même niveau que l'élite et l'idée d'une représentation politique du peuple en découle. C'est ainsi que l'Etat moderne, c'est-à-dire l'Etat libéral, naît. Les thèses d'Anderson et de Greenfeld s'opposent donc radicalement : pour le premier, le nationalisme est le fruit de la modernité – l'essor du capitalisme de l'imprimé, et l'affaiblissement de valeurs anciennes – tandis que pour sa collègue de Boston la modernité politique découle du nationalisme. En outre, le national n'a pas la même valeur chez les deux auteurs puisque pour Anderson il est produit d'une « politique systématique, voire machiavélique, d'instillation de l'idéologie nationaliste à travers les médias, le système éducatif, les règles administratives » tandis que pour Greenfeld il s'agit avant tout d'une invention contingente qui a connu un succès grandissant.

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