lundi 13 avril 2015

Jean Norton Cru, Du témoignage (1930)

L'auteur

Poilu, engagé sur le front de la mi-octobre 1914 à février 1917, Jean Norton Cru a participé à la bataille de Verdun en juin 1916 et janvier 1917. Il doit à son bilinguisme – sa mère est anglaise, son père ardéchois – d’être affecté à l’arrière, d’abord comme traducteur puis comme formateur d’interprètes, avant de partir en mission aux Etats-Unis.

Jean Norton Cru a rejoint la France après le déclenchement des hostilités, répondant simplement sans hésitation à son ordre de mobilisation. Son baptême du feu en octobre 1914 est pour lui l’écroulement de toutes ses idées sur la guerre. Comme il écrit, « notre baptême du feu, à tous, fut une initiation tragique ». En fait, il s'agit pour lui de la découverte du mensonge, celui qui avait permis de faire partir si facilement des millions d’Européens en août 1914 : « sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. »

En 1930, écœuré par toute la littérature de guerre qui pullule dès le temps de la guerre puis dans les années vingt, Norton Cru fait paraître Du témoignage, conçu comme un résumé de son livre Témoins, paru à compte d’auteur en 1929.

L'ouvrage

Dans Du témoignage, Jean Norton Cru insiste sur le fait que les anciens combattants eux-mêmes participent, ceux de 1914 comme ceux des guerres précédentes, à la réécriture de la guerre, par omission, déformation et « aseptisation ». Ce processus est déjà à l’œuvre du temps même de la guerre : les permissionnaires ne racontent pas tout ; de même dans leurs lettres, les poilus camouflent fréquemment la réalité crue de leur quotidien et se conforment à la vision – rassurante – attendue à l’arrière par les proches. Toutefois, le niveau d’horreur atteint pendant la Grande Guerre et le nombre de personnes qu’elle touche font que le mensonge est plus difficile à perpétuer : certains s'enferment dans le silence, ne racontant jamais leur guerre tandis que d’autres tentent de briser le mensonge et de raconter la guerre telle qu’elle avait été.

L’auteur veut s’attaquer à « l’inconcevable ignorance » et montrer le vrai visage de la guerre. Son témoignage et sa critique des témoignages a un but bien clair et jamais dissimulé : éviter le retour du conflit. Norton Cru est un pacifiste chrétien et ne le cache pas et ce dès le temps de la guerre. En janvier 1917 il écrit depuis Verdun : « si nous avons encore la guerre au vingtième siècle, c’est parce que les hommes ont trop entretenu cette fameuse beauté du carnage. Nous devons tous dire mea culpa et non constamment tua culpa ».

Norton Cru veut montrer la guerre telle qu’elle est : affreuse au point de vacciner les hommes contre l’envie de la faire. Il s'agit de la même logique à l’œuvre dans le J’accuse d’Abel Gance où le protagoniste essaie d’éviter la guerre en en montrant l’horreur par le défilé des morts et des gueules cassées, témoins malheureux de cette horreur, que Gance fait défiler à l’écran – ce sont de vrais mutilés de guerre et anciens combattants français. D’ailleurs, tout comme le protagoniste de J’accuse s’était autrefois engagé, avant un assaut, auprès de ses camarades de tranchées à empêcher le retour de la guerre pour qu’ils ne soient pas morts en vain, c’est : « là, dans ma tranchée, [que] je [Jean Norton Cru] fis le serment solennel de ne jamais soutenir ces mensonges, et, si Dieu me sauvait la vie, de rapporter la relation sincère et véridique de mon expérience. (…) j’ai juré de ne pas trahir mes camarades en peignant l’angoisse sous les couleurs brillantes du sentiment héroïque et chevaleresque. ».

Depuis les tranchées déjà il écrit : « Si j’ai un espoir c’est que cette guerre fera naître une littérature réaliste des combats, dues à la plume des combattants eux-mêmes, à la plume des survivants et à celle des morts ».

C’est pour que l’historien puisse un jour discerner les bons témoins, les témoins probes au milieu de la boue mensongère des écrits sur la guerre qui vient de se terminer que Jean Norton Cru entreprend ce travail énorme de recensement, critique comparative qui donne naissance à Témoins. Son livre est refusé par tous les éditeurs tant il bouscule d'idées reçues, s’attaquant sans crainte à Barbusse, Dorgelès ou encore Remarque dont les livres pourtant sont alors des best-sellers. On ne peut s’empêcher de penser à L’Idiot de Dostoïevski : « En ce qui concerne les relations des témoins en général, on croit plus volontiers un grossier menteur ou un plaisantin qu’un homme de mérite digne de respect. ».

Principaux thèmes

Contre l’histoire militaire traditionnelle – histoire-bataille

« L’histoire militaire n’est qu’un tissu de fictions et de légendes, elle n’est qu’une forme de l’invention littéraire et la réalité est pour bien peu de chose dans l’affaire » écrit Pawlowski dans Dans les rides du front que Jean Norton Cru cite en épigraphe.

L’histoire militaire est celle des batailles, des tranchées prises tel jour, à tel moment par tel groupe d’armée. Cette histoire est fallacieuse car ses sources sont fausses : ce sont les ordres, les messages reçus par l’état-major. Or les ordres n’existent pas au front, mais seulement à la caserne où il sont donnés, transmis et exécutés. Au front, l’ordre n’arrive que rarement à son destinataire et s’il arrive, il est bien souvent déformé et totalement détaché de la réalité, soit que celle-ci était déjà bien différente de celle que s’imaginait l’officier lorsqu’il donna l’ordre, soit qu’elle avait eu le temps de changer entre l’émission de l’ordre et son arrivée à destination. Jean Norton Cru met ici le doigt sur le problème de la transmission des informations en temps de guerre : difficultés matérielles ou physiques – câbles de télégraphe ou de téléphone coupés, estafette tuée etc. – et déformations successives, plus ou moins volontaires à chaque échelon : « c’est la règle dans l’armée de tromper les chefs par crainte de leur déplaire ». Enfin, l’ordre est rarement exécuté, et heureusement : « si les ordres avaient toujours été obéis à la lettre, on aurait massacré toute l’armée française avant août 1915 ». Pour connaître la guerre il faut étudier ce qu’en ont dit non les officiers d’état-major mais les combattants. En effet, « le combattant a des vues courtes […] mais parce que ces vues sont étroites, elles sont précises ; parce qu’elles sont bornées, elles sont nettes. Il ne voit pas grand chose, mais il voit bien ce qu’il voit. Parce que ses yeux et non ceux des autres le renseignent, il voit ce qui est ».

S’attaquer aux légendes

« Non, la guerre n’est pas une lutte ». Jean Norton Cru s’attaque au mythe de la guerre comme lutte d’homme à homme. Les pays luttent les uns contre les autres, des armées mais jamais les soldats. La guerre n’est qu’une série de ripostes dans laquelle le soldat est successivement victime et bourreau mais jamais duelliste opposé à son adversaire – l’infanterie A tombe sous les balles d’une mitraillette B, l’artillerie de tranchée A détruit la mitraillette B, l’artillerie de campagne B attaque l’artillerie de tranchée A, l’artillerie lourde A allonge le tir sur l’artillerie de campagne B.

Le mythe de la charge : non, on ne chargeait pas en colonnes serrées, ou alors seulement au début de la guerre car l’efficacité de la mitrailleuse était bien trop terrible.

Le mythe de la baïonnette, arme favorite du poilu : on l’utilisa bien peu et elle fut plus dangereuse pour son propriétaire que pour l’adversaire.

Le courage opposé à la peur : « tous les soldats sans exception ont peur, et la grande majorité fait preuve d’un courage admirable car, en dépit de la peur, ils accomplissent leur tâche ».

La suprématie de l’offensive : selon J. Norton Cru, pour l’avenir, le bon sens dicte l’abandon d’une stratégie offensive et le choix résolu d’une logique défensive qui mettrait fin aux velléités guerrières en rendant illusoire toute percée de la ligne défensive.

Controverses historiographiques

Jean Norton Cru s’est retrouvé au cœur des querelles entre historiens Péronnais – Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker – et Toulousains (Frédéric Rousseau).

En effet Témoins a été republié en 1993 par les Presses Universitaires de Nancy. Jean Pierre Rioux dans un article du Monde du 19 mars 1993 salue la republication d’« un grand, un très grand livre, à la hauteur de la catastrophe dont il procède ». Le livre a d'ailleurs toujours été précieusement utilisé par les historiens, y compris Audoin-Rouzeau, comme outil de travail.

Pourtant les historiens de Péronne ne l’ont pas accueilli avec le même enthousiasme. Annette Becker dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains en critique la valeur scientifique : « Norton Cru avait une vision de la guerre qui ne coïncidait pas toujours avec celle de l’historiographie contemporaine. C’était son droit. Il croyait que c’était son devoir de dénoncer et les mythes de la guerre et la guerre elle-même et pour cela il n’a pas hésité à choisir les extraits de textes qui lui convenaient ». On peut s’étonner, avec Frédéric Rousseau et Antoine Prost dans Le procès des témoins de la Grande Guerre : l’affaire Norton Cru paru en 2003 de cette critique de la méthode de Jean Norton Cru qui a au contraire était louée à la sortie du livre par Charles Delvert, Pierre Renouvin ou Septime Gorceix et Jules Isaac.

Par ailleurs Annette Becker, dans Les oubliés de la Grande Guerre fait de Jean Norton Cru et de Témoins des symboles du passage du « consentement exalté » à un « pacifisme douloureux » d’après-guerre. Force est de constater tout d’abord avec Frédéric Rousseau que le pacifisme de Jean Norton Cru n’est pas d’après-guerre mais qu’il naît dans les tranchées mêmes, au moins dés 1916. On rejoint ici la critique d'Antoine Prost qui invite les historiens de Péronne à une chronologie plus fine du conflit.

Ensuite, Jean Norton Cru a été pris dans la dénonciation par Péronne de la « dictature du témoignage » dont auraient souffert les historiens de la Grande Guerre jusqu’à la dite « révolution historiographique ». Jean Norton Cru n’est-il pas le premier des témoins, celui qui avait appelé au témoignage des combattants, seuls détenteurs de la vérité ? Or selon Péronne les témoins sont coupables d’ « aseptisation » : Jean Norton Cru qui critique chez Barbusse son goût pour les flots de sang, sa mise en scène des cadavres dans les positions les plus variées n’incarne-t-il pas cette tendance à l’aseptisation ? Cependant comment prétendre savoir mieux que Jean Norton Cru ce qu’il a vu ? Lui-même ne nie pas d’ailleurs des cas similaires à ceux que décrit Barbusse : il a lui aussi vu, et le raconte, le corps d’un soldat pendu aux branches d’un arbre où il avait été projeté par un obus. Il critique cependant l’exagération de Barbusse qui, s’il s’attaque lui aussi au mythe de la guerre, ne concourt pas pour autant à l’établissement de la vérité mais ne fait que substituer une image fausse à une autre.

En réponse à ces attaques, Frédéric Rousseau, dans Le procès des témoins de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru réhabilite pleinement Norton Cru, reconnaissant ses faiblesses – son manque de sensibilité littéraire, ses quelques erreurs d’appréciations dont Barbusse et Dorgelès furent les victimes, son engagement pour la paix qui ôte une certaine scientificité à l’œuvre – mais louant sa méthode critique exemplaire et d’ailleurs largement reconnue en dehors de Péronne.

Enfin, Jean Norton Cru a été accusé d’être le premier négationniste, notamment par Christophe Prochasson qui dans un article de la Revue d'histoire moderne et contemporaine de 2001 dénonce sa « conception intégriste de la vérité historique ». S'il est certain que cette attaque est parfaitement infondée, il est vrai que Jean Norton Cru, bien malgré lui, a été récupéré par les négationnistes, même de façon systématique, Jean Norton Cru devenant une référence obligatoire au sein de cette « école ». Evidemment cette attaque se prête parfaitement à une récupération par Péronne : Jean Norton Cru nie la violence, nie le sang, nie la mort donnée et insiste sur l’anonymat de la mort. En somme, il aseptise.

Frédéric Rousseau conclut son livre en citant un ancien combattant jugeant Jean Norton Cru : « Monsieur Cru a servi la vérité, oui : la vérité. Il a réduit à néant les témoignages des menteurs, de tous ceux qui ne sont rien d’autres que des menteurs, par lâcheté, paresse ou profession ».

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