lundi 11 mai 2015

Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée (1987)

L'auteur

Alain Finkielkraut est un philosophe, écrivain et essayiste français né à Paris le 30 juin 1949. Il a principalement écrit sur la question juive, sur la critique de la modernité mais également sur la question de l'école en France. La publication de La défaite de la pensée en 1987 marque un tournant dans son œuvre et le début d'une critique profonde de la « barbarie du monde moderne », qui s'inscrit dans le droit fil de Hannah Arendt à laquelle il ne cesse de se référer.

L’ouvrage

La défaite de la pensée constitue une œuvre fondatrice dans la pensée de Finkielkraut dans la mesure où il aborde là pour la première fois la question de la modernité et des critiques qui peuvent lui être adressées. L’œuvre met en évidence la succession chronologique d'événements qui ont conduit à un déclin de la culture au sens de vie avec la pensée. Du dix-neuvième siècle à nos jours, La défaite de la pensée retrace le processus qui a abouti au malaise actuel dans la culture.

L’enracinement de l’esprit

Dans une première partie, Finkielkraut décrit la manière dont la pensée est devenue non plus universelle mais locale et comment les particularismes nationaux ont pris le pas sur l'universalisme de la pensée prôné par la philosophie des Lumières. Ce passage de « la culture » en « ma culture » s'est produit en réaction à la Révolution française. En effet, en mettant à bas la société de l'Ancien Régime et en fondant une nouvelle société basée principalement sur l'égalité, les révolutionnaires français ont redéfini l'individu par son humanité plutôt que par son hérédité. De ce constat, les contre-révolutionnaires et les penseurs traditionalistes mettent l'accent surtout ce qui fait la spécificité du peuple français, sa territorialité, tout en critiquant cette volonté de déraciner l'Homme de ses origines, alors que le but même des Lumières était de le rendre cultivé. Au «je pense, donc je suis » de Descartes, ils opposent le « je pense, donc je suis de quelque part ». Ce mouvement est également à l’œuvre outre-Rhin en réponse à l'impérialisme de la pensée française. En effet, pour contrer cette hégémonie culturelle, les penseurs romantiques allemands exaltent tous les caractères propres de à la culture germanique, notamment au travers de la poésie. Cela aboutit à l'élaboration du concept de Volksgeist, génie national au sens de l'âme de la nation avec des penseurs comme Herder.

Ce double mouvement de nationalisation des idées se cristallise lors de la querelle franco-germanique au sujet de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne après la défaite de Sedan. Cette annexion a pour effet d'exacerber les sentiments nationalistes français et allemands et de donner ainsi une plus grande valeur au concept de Volksgeist. C'est ainsi qu'« une nation suppose un passé et se résume dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours ». Ce sont ces conflits liés aux sentiments nationaux et à la territorialisation de la culture qui ont contribué à l'émergence des grands conflits du début du vingtième siècle.

La trahison généreuse

Avec la création de l'Unesco à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Finkielkraut constate un phénomène similaire à celui qui eut lieu en Europe avec la Révolution Française. La volonté universaliste des civilisations occidentales d'apporter le progrès aux autres cultures et d'exporter leur modèle de civilisation est remise en cause, tout d'abord sous l'effet des travaux d'ethnologues tels que Lévi-Strauss qui démontre la relativité de la notion de civilisation, ainsi que l'impossibilité scientifique de hiérarchiser celles-ci entre elles. De là, les peuples issus de la décolonisation ont pu reconstruire leur identité nationale en suivant le même processus que des romantiques allemands, en exaltant leur Volksgeist, leur identité culturelle. Cette exaltation des caractéristiques culturelles nationales s'accompagne également du rejet de tout ce qui traduit la domination coloniale. C'est ainsi que ces nouveaux peuples se construisent autour d'une identité culturelle collective, l'individualisme et la critique du système naissant étant bannis de ce processus de construction. Cette valorisation du particularisme conduit les instances internationales à adopter un changement sémantique. La volonté universaliste du colon blanc cède le pas aux volontés plurielles des peuples décolonisés. L'Homme devient l'homme, simple individu confondu dans sa culture, sa nation. En outre, ce phénomène a été conforté par le rejet scientifique de la notion de race, les différences entre les hommes n'étant pas biologiques mais culturelles. Cette affirmation conduit à renouveler la définition du racisme : ce n'est en effet plus le critère biologique qui est pris en compte mais le critère culturaliste qui le détermine. Dès lors, la très large diffusion de la notion de culture se comprend aisément, l'ambition universaliste des Lumières s'étant trouvée contrecarrée à l'échelle européenne puis mondiale.

Vers une société pluriculturelle ?

Avec la décolonisation et la résurgence des cultures des anciens peuples colonisés, chaque peuple revendique ses valeurs morales, ses traditions politiques et ses règles de comportement. Cette conception de la multiplicité des cultures s'est étendue au continent européen et à la France. Dès lors, disparaissent les « derniers dreyfusards » c'est-à-dire « ceux qui en appellent à des normes inconditionnées ou à des valeurs universelles » et ne subsistent donc que les apôtres de la relativité culturelle.

Cette disparition s'est notamment répercutée en matière scolaire avec un changement de pédagogie : les nouveaux programmes de sciences humaines sont ainsi chargés d'enseigner que toute œuvre étant circonstanciée, ni son auteur, ni son contenu ne peuvent prétendre à l'universalité. En outre, ce changement du contenu et des méthodes de l'enseignement en France traduit un bouleversement plus profond de sa société. En effet, l'idéal d'universalité français a vécu et la France est définie par sa culture et non plus par la place que la culture y occupe.

De plus, le processus de parcellisation de la culture conduit à un asservissement de la personne à son groupe d'appartenance. L'individu ne se définissant plus que comme un élément de son groupe et non plus comme un être particulier, le « nous » remplace le «je ».

Par ailleurs, en raison de son passé colonial, l'Europe choisit de ne pas juger les civilisations étrangères à l'aune de ses valeurs, acceptant ainsi d'accueillir en son sein des valeurs contraires aux siennes, sous le couvert de la fausse humilité consistant à ne jamais juger et critiquer ce qui est différent.

Nous sommes le monde, nous sommes les enfants

De cette coexistence de plusieurs systèmes de valeurs au sein d'une même société est né le concept de société pluriculturelle. L'auteur démontre cependant que l'individu hédoniste de la seconde moitié du vingtième siècle ne cherche plus à vivre dans une société authentique au cœur de ses valeurs culturelles propres mais dans une société polymorphe où le terme « pluriculturel » ne se traduit plus par la multiplicité des cultures au sein d'une même société mais plutôt par l'éclectisme, l'abondance de valeurs auxquelles l'individu peut s'adonner selon sa pulsion du moment.

L'auteur décrit également le phénomène qui a conduit à la dévalorisation de la culture en tant que vie avec la pensée. L'exacerbation de la rationalité technique et de la doctrine utilitariste dès le dix-neuvième siècle a entraîné mécaniquement le transfert de la culture dans la sphère du loisir, celle-ci étant assimilée à de l'oisiveté. Cependant, le développement hédoniste de la société fait que cette oisiveté a été réhabilitée, la culture occupant la même place que les autres loisirs. À cela, s'est ajouté un rejet de l'élitisme culturel défini non pas comme le refus de l'accès à la culture par une certaine classe sociale mais comme le refus de considérer comme culturelle une activité où la pensée n'a aucune place et n'a pas valeur d’œuvre créatrice. Un clip musical peut dès lors être considéré comme culturel au même titre qu'une pièce de Shakespeare. La culture en tant que vie avec la pensée n'occupe désormais dans la société qu'une place résiduelle, le terme même de « culture » ne désignant plus cette activité.

Conclusion

Alain Finkielkraut conclut son ouvrage par un développement sur « le zombie et le fanatique » qui dresse le résultat du phénomène analysé tout au long de l'ouvrage : « la barbarie a donc fini par s'emparer de la culture. A l’ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en même temps que l'infantilisme. Quand ce n'est pas l'identité culturelle qui enferme l'individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l 'accès au doute, à l 'ironie, à la raison - à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, c 'est l 'industrie du loisir, cette création de l 'âge technique qui réduit les œuvres de l 'esprit à l 'état de pacotille (ou comme on le dit en Amérique d'entertainment). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie ».

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