lundi 27 avril 2015

Benedict Anderson, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme (1991)

L’auteur

Benedict Anderson est né le 26 août 1936 à Kunming en Chine, d'une mère anglaise et d'un père irlandais. Diplômé d'un Bachelor of Arts à Cambridge en 1957, il s'intéresse à la politique et à l'histoire de l'Asie du Sud-Est dans le cadre de son doctorat et rejoint le programme d'étude de l'Indonésie de l'université de Cornell. Il se rend donc à Jakarta en 1961 pour y poursuivre ses recherches. En 1966, après le coup d'État communiste qui a eu lieu l'année précédente, Anderson publie un manifeste, le Cornell Paper, qui dénonce une « révolution » davantage guidée par « le mécontentement des officiers » que par une quelconque idéologie. Il doit s'exiler et passe donc quelques années en Thaïlande avant de repartir pour les États-Unis. Il est actuellement directeur du Modem Indonesia Program et enseigne les relations internationales à Cornell.

L'ouvrage

L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme a été publié une première fois en 1983 puis enrichi de deux chapitres supplémentaires en 1991.

Le constat de départ d'Anderson est le suivant : le concept de nation connaît un succès général depuis la Seconde guerre mondiale et transcende tous les clivages idéologiques. L'organisation des nations unies est le symbole de cette légitimité universelle de l'idée nationale. De même, les mouvements indépendantistes coloniaux luttent au nom de leur singularité nationale. En outre, les nationalismes sont de plus en plus nombreux au sein même des Etats-Nations déjà constitués.

Le nationalisme a déjà été objet d'innombrables études historiques mais la plupart ont pour cadre le dix-neuvième siècle européen. En contrepoint, le livre d'Anderson développe une réflexion qui vise à penser le nationalisme en tant que phénomène global, à échelle mondiale, et abandonne donc une approche avant tout centrée sur le Vieux Continent.

Anderson affirme dès l'introduction que la nation est une « communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ». Elle est imaginaire parce qu'il s'agit d'une entité regroupant tant de personnes qu'il n'est pas possible qu'un individu connaisse tous les autres. Elle est limitée parce que tous les nationalismes reconnaissent des limites à la nation et n'englobent jamais l'humanité tout entière dans son sein. Enfin, elle est souveraine, car l'idée de nation nait selon Anderson durant la période des Lumières et de la Révolution quand l'Etat devient un rempart face aux structures hiérarchiques imposées par la religion. Il n'y a donc pas de communauté nationale préexistante, celle-ci n'existe qu'une fois inventée, créée. L'adhésion à l'idée nationale ne va donc pas de soi et est historiquement datée.

Anderson interroge alors les conditions historiques d'apparition du sentiment nationaliste et l'évolution de celui-ci, de l'indépendance créole aux mouvements de libération de l'après Seconde guerre mondiale.
L'émergence de la « nation » est rendue possible par l'affaiblissement concomitant de la communauté religieuse, de la légitimité dynastique et par une mutation de la perception du temps.

Ces phénomènes laissent le champ libre à l'émergence de la « communauté imaginée » qu'est la nation mais n'en sont pas les causes directes. C'est en effet l'avènement du « capitalisme de l'imprimé » qui provoque l'essor de ce sentiment. L'existence d'une langue commune permet en effet aux individus de prendre conscience qu'ils appartiennent une communauté spécifique de lecteurs, limitée dans l'espace.

Le modèle créole

Ces observations ne sont néanmoins pas suffisantes pour expliquer le développement de certains nationalismes. Ainsi Anderson se penche-t-il sur la question créole qui peut faire figure de modèle : les habitants des Amériques qui obtiennent leur indépendance vis-à-vis des puissances européennes à la fin du dix-huitième siècle parlaient la même langue que ceux qu'ils désignaient comme des « oppresseurs » et étaient originaires de ces lointaines terres. En outre, Anderson remarque que les États libres qui se constituent une fois la tutelle européenne levée suivent le même tracé que les provinces coloniales. Deux facteurs expliquent alors la formation de nationalismes créoles ainsi limités. Tout d'abord, le découpage administratif colonial respecte en Amérique du Sud une certaine logique géographique, les communications à l'époque préindustrielle entre les différentes provinces américaines de l'Empire espagnol sont très malaisées. Par exemple, il faut quatre mois pour se rendre de Buenos Aires à Acapulco. Ensuite, Madrid impose que toutes les marchandises échangées entre pays de l'Empire transitent par l'Espagne et soient convoyées par des compagnies ibériques. Ces divers éléments donnent à l'entité administrative un caractère réel : dans les faits les provinces sont bien séparées et le nationalisme se définit donc à l'intérieur de ces limites.

Anderson emprunte à Victor Turner la notion de « voyages » comme « expériences créatrices de sens » pour expliquer l'émergence des nationalismes créoles, mais aussi asiatiques ou africains. Le passage a un système pouvoir absolutiste suppose un renouvellement des élites composant l'appareil de pouvoir : les nobles, dont al légitimité est fondée sur la naissance sont remplacés dans des proportions variables par des homines novi qui tirent leur légitimité de leur compétence. Ceux-ci ne sont pas attachés à un domaine et sont donc interchangeables, d'autant plus qu'ils partagent une langue administrative commune. Au cours de leur pèlerinage, ces fonctionnaires prennent conscience qu'ils font partie d'un groupe. Dans le cas de l'Amérique espagnole, les trajectoires des Créoles sont limitées à la fois verticalement – ils peuvent en droit, mais non en faits, accéder aux postes métropolitains – et horizontalement – un fonctionnaire mexicain ne peut accéder à un poste au Chili.. Ce phénomène est un autre élément qui explique l'émergence de nationalismes affirmant un particularisme à la fois vis-à-vis de la « métropole » et des autres entités administratives du continent américain.

En outre, l'essor d'une presse localisée, destinée à un groupe de lecteurs limité par exemple à l'Argentine au Mexique, est un facteur important de définition du nationalisme : le journal « imagine » une communauté mexicaine et la donne à voir à son lectorat. Il a un rôle dévoilant. Tous ces facteurs expliquent l'émergence d’un sentiment nationaliste qui conduit à la lutte pour l'indépendance et à son acquisition à la fin du dix-huitième siècle.

Le modèle européen

Un nationalisme d'un type différent s'exprime en Europe au dix-neuvième siècle : celui-ci se distingue par l'importance qu'y tient la langue d'imprimerie, mais également par le poids qu'exercent les modèles américain et français.

Très vite, la formalisation d'une langue au travers de la rédaction de grammaires, sa pérennisation, l'affirmation de ses origines historiques et sa mise en équivalence avec d'autres idiomes grâce aux dictionnaires bilingues devient un enjeu majeur de la définition d'une nation imaginée ; la production littéraire représentant stade final de ce processus qui relève à la fois de la création et de la mise en évidence d'une langue au travers de l'imprimé. Celle-ci donne une légitimité à la fois historique et contemporaine à la communauté.

Au dix-neuvième siècle, la complexification des appareils étatiques ainsi que l'essor du commerce et de l'industrie supposent l'adoption d'une langue officielle vernaculaire – le latin se prêtant mal à ces deux derniers types d'activité : or, ce choix est d'importance puisque les populations parlant l'idiome retenu se trouvent naturellement avantagées sur les autres. Dans un premier temps, l'adoption d'une langue officielle est davantage une nécessité administrative qu'un moyen de domination d'un groupe linguistique sur un autre. Ce n'est qu'au dix-neuvième siècle qu'est menée une politique consciente d'affirmation de la langue commune dans les Empires comptant plusieurs groupes linguistiques.

Par ailleurs, après la Première guerre mondiale, l'État-Nation s'impose en Europe commune norme, suite à la dissolution des Empires dynastiques et la création de la Société des Nations. Toutefois, ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, qu'une pléiade de nouveaux Etats-Nations apparaissent avec les indépendances coloniales. Les puissances européennes en « nationalisant » les populations colonisées éveillent en fait une conscience nationale qui les mène à l'indépendance. Les intelligentsias bilingues jouent alors un rôle prépondérant, « court-circuitant » par le biais de l'imprimé le nationalisme officiel et affirmant l'existence d'une nation qui suit les frontières de l'ancienne colonie. De manière ironique, le nationalisme colonial est donc un produit du nationalisme officiel des états impérialistes.

Le langage comme ciment universel des communautés imaginées

Anderson tente de déterminer ce qui fonde l'attachement des individus à la communauté imaginée et conclut que c'est le langage. Celui-ci est profondément ancré en l'homme, seul être doué du logos : homo sapiens est homo dicens. Parce qu'elle touche l'affectivité de l'individu, la langue créé l'attachement à la communauté linguistique.

Conclusion de 1983

Dans ce qui est la conclusion de l'ouvrage publié en 1983, « L'Ange de l'Histoire », Anderson revient sur le paradoxe qu'il soulevait en introduction : le nationalisme est transversal à toutes les idéologies et la plupart des révolutions marxistes ont été menées au nom de la cause nationale. Anderson trouve une réponse dans la force du nationalisme en tant que modèle : il existe a une inertie forte dans l'histoire ; les révolutionnaires ne peuvent pas repartir de rien et prennent le contrôle d'un Etat qui a un passé. Dès lors, les structures de gouvernement sont déjà établies et il est quasiment nécessaire de s'en servir pour les nouveaux maîtres du pouvoir. C'est pourquoi les bolcheviks font de Moscou leur capitale, et s'installent au Kremlin. L'exaltation du « nationalisme populaire » par les anciennes élites dans une entreprise machiavélique de manipulation des masses est un autre de ces éléments dont les nouvelles « directions » héritent. Ainsi en font-elles usage, comme du reste.

Conclusion de 1991

Le neuvième chapitre, « Recensement, carte, musée », est une addition à l'ouvrage paru en 1983 : Anderson dépeint dans l'édition originale du livre le nationalisme colonial comme une résultante de l'imposition d'un nationalisme officiel similaire à celui qui s'affirme en Europe ; il tente de dégager ici les particularités du fait nationaliste colonial qui selon lui trouve ses racines dans « l'imaginaire de l'état colonial ». Anderson s'attache à démontrer en quoi les éléments attestent d'une pensée européenne totalisante, classificatrice. Ce trait est flagrant dans la logique du recensement, qui consiste à déterminer de façon plus ou moins arbitraire à quel groupe appartient un individu. La volonté absolue de pouvoir ranger chacun dans une case apparaît dans la classe « Autres » qui existe dans la plupart des recensements coloniaux de la fin du dix-neuvième et du vingtième siècles. La carte est utilisée par les Européens comme un moyen de légitimation de leur domination sur la colonie : les cartes historiques « mettent en évidence » l'unité territoriale réelle ou imaginée de zones qui se voient ainsi chargées d'un héritage, qui est repris par les Etats-Nations indépendants. En outre, la carte joue selon Anderson le rôle de « logo » : par exemple, le tracé de l'Empire français ou anglais, mis en valeur par des couleurs qui distinguent clairement les zones d'influences, devient un motif de fierté ; la carte est affichée dans les écoles de la métropole et ses contours sont connus par tous. Le phénomène est le même dans les colonies où « le logo-carte pénétra profondément l'imagination populaire, formant un puissant emblème pour tous les nationalismes anticoloniaux ».

La mise en valeur du patrimoine des pays colonisés s'inscrit dans la même logique : le patrimoine est utilisé par les Européens comme moyen d'assurer leur position mais joue un rôle dans la définition des nationalismes coloniaux. Ainsi, les Etats coloniaux se livrent à de nombreuses fouilles à partir du dix-neuvième siècle : exhumer de magnifiques monuments qui contrastent tant avec la pauvreté locale leur permet d'affirmer implicitement la décadence des peuples qu'ils dominent, mais surtout, la réhabilitation de ces lieux anciens doit apporter au pays colonisateur du prestige ; en reconstruisant ces merveilles, on en devient en quelque sorte dépositaire. L'Etat colonial met en avant ces lieux au travers des livres, timbres et autres méthodes de diffusion de masse pour en faire de nouveaux « logos ». Or, ces trésors deviendront des symboles de l'appartenance à une nation millénaire pour les mouvements nationalistes anticoloniaux.

Commentaires

La publication en 1983 de L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme a eu un retentissement important et l'ouvrage a été autant critiqué que loué. On reprocha par exemple au livre d'Anderson d'établir un schéma global d'interprétation du nationalisme en négligeant d'importantes zones géographiques.

Ainsi, Fadia Rafeedie critique le fait que L'imaginaire national occulte totalement la question du nationalisme arabe. Elle constate en effet que l'Arabe littéraire, langue sacrée, est encore en usage de nos jours ; la situation diffère donc de celle de l'Europe où le latin n'est que très peu utilisé même au sein de la production littéraire depuis plusieurs siècles. En outre, Fadia Rafeedie note que l'affaiblissement de la religion – qu'Anderson considère comme l'une des facettes laissant le champ libre à l'apparition du sentiment national – n'est pas un phénomène comparable dans le monde arabe et dans l'Eure. Enfin, la définition d'une identité arabe serait bien antérieure à celle des nationalismes européens qui sont modernes.

Par ailleurs, l'approche de Benedict Anderson est souvent opposée à celle de Liah Greenfeld, professeur de sciences politiques et de sociologie à l'université de Boston. Là où Anderson a une vision proche du matérialisme historique de Marx – puisqu'il explique l'émergence historique du nationalisme par la conjonction d'un certain non de facteurs matériels – Liah Greenfeld adopte une démarche proche de l'individualisme méthodologique dans son ouvrage Nationalism : Five Roads to Modernity (1992). En effet, elle développe l'idée selon laquelle le nationalisme serait apparu au dix-septième siècle en Angleterre : selon elle, le mot « nation » ne renvoie pas à l'origine à un peuple dans ensemble, mais avant tout à une élite sociale et culturelle. Cette élite bourgeoise, pour se prévenir d'un retour l'aristocratie décide de mettre la population de son côté en faisant du mot de « nation » un synonyme de « peuple » : « un terme qui faisait directement référence, aussi bien en anglais que dans les autres langues, aux plus basses couches de la société [...], la populace ou la plèbe ». Celle-ci se trouve donc hissée au même niveau que l'élite et l'idée d'une représentation politique du peuple en découle. C'est ainsi que l'Etat moderne, c'est-à-dire l'Etat libéral, naît. Les thèses d'Anderson et de Greenfeld s'opposent donc radicalement : pour le premier, le nationalisme est le fruit de la modernité – l'essor du capitalisme de l'imprimé, et l'affaiblissement de valeurs anciennes – tandis que pour sa collègue de Boston la modernité politique découle du nationalisme. En outre, le national n'a pas la même valeur chez les deux auteurs puisque pour Anderson il est produit d'une « politique systématique, voire machiavélique, d'instillation de l'idéologie nationaliste à travers les médias, le système éducatif, les règles administratives » tandis que pour Greenfeld il s'agit avant tout d'une invention contingente qui a connu un succès grandissant.

lundi 13 avril 2015

Jean Norton Cru, Du témoignage (1930)

L'auteur

Poilu, engagé sur le front de la mi-octobre 1914 à février 1917, Jean Norton Cru a participé à la bataille de Verdun en juin 1916 et janvier 1917. Il doit à son bilinguisme – sa mère est anglaise, son père ardéchois – d’être affecté à l’arrière, d’abord comme traducteur puis comme formateur d’interprètes, avant de partir en mission aux Etats-Unis.

Jean Norton Cru a rejoint la France après le déclenchement des hostilités, répondant simplement sans hésitation à son ordre de mobilisation. Son baptême du feu en octobre 1914 est pour lui l’écroulement de toutes ses idées sur la guerre. Comme il écrit, « notre baptême du feu, à tous, fut une initiation tragique ». En fait, il s'agit pour lui de la découverte du mensonge, celui qui avait permis de faire partir si facilement des millions d’Européens en août 1914 : « sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. »

En 1930, écœuré par toute la littérature de guerre qui pullule dès le temps de la guerre puis dans les années vingt, Norton Cru fait paraître Du témoignage, conçu comme un résumé de son livre Témoins, paru à compte d’auteur en 1929.

L'ouvrage

Dans Du témoignage, Jean Norton Cru insiste sur le fait que les anciens combattants eux-mêmes participent, ceux de 1914 comme ceux des guerres précédentes, à la réécriture de la guerre, par omission, déformation et « aseptisation ». Ce processus est déjà à l’œuvre du temps même de la guerre : les permissionnaires ne racontent pas tout ; de même dans leurs lettres, les poilus camouflent fréquemment la réalité crue de leur quotidien et se conforment à la vision – rassurante – attendue à l’arrière par les proches. Toutefois, le niveau d’horreur atteint pendant la Grande Guerre et le nombre de personnes qu’elle touche font que le mensonge est plus difficile à perpétuer : certains s'enferment dans le silence, ne racontant jamais leur guerre tandis que d’autres tentent de briser le mensonge et de raconter la guerre telle qu’elle avait été.

L’auteur veut s’attaquer à « l’inconcevable ignorance » et montrer le vrai visage de la guerre. Son témoignage et sa critique des témoignages a un but bien clair et jamais dissimulé : éviter le retour du conflit. Norton Cru est un pacifiste chrétien et ne le cache pas et ce dès le temps de la guerre. En janvier 1917 il écrit depuis Verdun : « si nous avons encore la guerre au vingtième siècle, c’est parce que les hommes ont trop entretenu cette fameuse beauté du carnage. Nous devons tous dire mea culpa et non constamment tua culpa ».

Norton Cru veut montrer la guerre telle qu’elle est : affreuse au point de vacciner les hommes contre l’envie de la faire. Il s'agit de la même logique à l’œuvre dans le J’accuse d’Abel Gance où le protagoniste essaie d’éviter la guerre en en montrant l’horreur par le défilé des morts et des gueules cassées, témoins malheureux de cette horreur, que Gance fait défiler à l’écran – ce sont de vrais mutilés de guerre et anciens combattants français. D’ailleurs, tout comme le protagoniste de J’accuse s’était autrefois engagé, avant un assaut, auprès de ses camarades de tranchées à empêcher le retour de la guerre pour qu’ils ne soient pas morts en vain, c’est : « là, dans ma tranchée, [que] je [Jean Norton Cru] fis le serment solennel de ne jamais soutenir ces mensonges, et, si Dieu me sauvait la vie, de rapporter la relation sincère et véridique de mon expérience. (…) j’ai juré de ne pas trahir mes camarades en peignant l’angoisse sous les couleurs brillantes du sentiment héroïque et chevaleresque. ».

Depuis les tranchées déjà il écrit : « Si j’ai un espoir c’est que cette guerre fera naître une littérature réaliste des combats, dues à la plume des combattants eux-mêmes, à la plume des survivants et à celle des morts ».

C’est pour que l’historien puisse un jour discerner les bons témoins, les témoins probes au milieu de la boue mensongère des écrits sur la guerre qui vient de se terminer que Jean Norton Cru entreprend ce travail énorme de recensement, critique comparative qui donne naissance à Témoins. Son livre est refusé par tous les éditeurs tant il bouscule d'idées reçues, s’attaquant sans crainte à Barbusse, Dorgelès ou encore Remarque dont les livres pourtant sont alors des best-sellers. On ne peut s’empêcher de penser à L’Idiot de Dostoïevski : « En ce qui concerne les relations des témoins en général, on croit plus volontiers un grossier menteur ou un plaisantin qu’un homme de mérite digne de respect. ».

Principaux thèmes

Contre l’histoire militaire traditionnelle – histoire-bataille

« L’histoire militaire n’est qu’un tissu de fictions et de légendes, elle n’est qu’une forme de l’invention littéraire et la réalité est pour bien peu de chose dans l’affaire » écrit Pawlowski dans Dans les rides du front que Jean Norton Cru cite en épigraphe.

L’histoire militaire est celle des batailles, des tranchées prises tel jour, à tel moment par tel groupe d’armée. Cette histoire est fallacieuse car ses sources sont fausses : ce sont les ordres, les messages reçus par l’état-major. Or les ordres n’existent pas au front, mais seulement à la caserne où il sont donnés, transmis et exécutés. Au front, l’ordre n’arrive que rarement à son destinataire et s’il arrive, il est bien souvent déformé et totalement détaché de la réalité, soit que celle-ci était déjà bien différente de celle que s’imaginait l’officier lorsqu’il donna l’ordre, soit qu’elle avait eu le temps de changer entre l’émission de l’ordre et son arrivée à destination. Jean Norton Cru met ici le doigt sur le problème de la transmission des informations en temps de guerre : difficultés matérielles ou physiques – câbles de télégraphe ou de téléphone coupés, estafette tuée etc. – et déformations successives, plus ou moins volontaires à chaque échelon : « c’est la règle dans l’armée de tromper les chefs par crainte de leur déplaire ». Enfin, l’ordre est rarement exécuté, et heureusement : « si les ordres avaient toujours été obéis à la lettre, on aurait massacré toute l’armée française avant août 1915 ». Pour connaître la guerre il faut étudier ce qu’en ont dit non les officiers d’état-major mais les combattants. En effet, « le combattant a des vues courtes […] mais parce que ces vues sont étroites, elles sont précises ; parce qu’elles sont bornées, elles sont nettes. Il ne voit pas grand chose, mais il voit bien ce qu’il voit. Parce que ses yeux et non ceux des autres le renseignent, il voit ce qui est ».

S’attaquer aux légendes

« Non, la guerre n’est pas une lutte ». Jean Norton Cru s’attaque au mythe de la guerre comme lutte d’homme à homme. Les pays luttent les uns contre les autres, des armées mais jamais les soldats. La guerre n’est qu’une série de ripostes dans laquelle le soldat est successivement victime et bourreau mais jamais duelliste opposé à son adversaire – l’infanterie A tombe sous les balles d’une mitraillette B, l’artillerie de tranchée A détruit la mitraillette B, l’artillerie de campagne B attaque l’artillerie de tranchée A, l’artillerie lourde A allonge le tir sur l’artillerie de campagne B.

Le mythe de la charge : non, on ne chargeait pas en colonnes serrées, ou alors seulement au début de la guerre car l’efficacité de la mitrailleuse était bien trop terrible.

Le mythe de la baïonnette, arme favorite du poilu : on l’utilisa bien peu et elle fut plus dangereuse pour son propriétaire que pour l’adversaire.

Le courage opposé à la peur : « tous les soldats sans exception ont peur, et la grande majorité fait preuve d’un courage admirable car, en dépit de la peur, ils accomplissent leur tâche ».

La suprématie de l’offensive : selon J. Norton Cru, pour l’avenir, le bon sens dicte l’abandon d’une stratégie offensive et le choix résolu d’une logique défensive qui mettrait fin aux velléités guerrières en rendant illusoire toute percée de la ligne défensive.

Controverses historiographiques

Jean Norton Cru s’est retrouvé au cœur des querelles entre historiens Péronnais – Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker – et Toulousains (Frédéric Rousseau).

En effet Témoins a été republié en 1993 par les Presses Universitaires de Nancy. Jean Pierre Rioux dans un article du Monde du 19 mars 1993 salue la republication d’« un grand, un très grand livre, à la hauteur de la catastrophe dont il procède ». Le livre a d'ailleurs toujours été précieusement utilisé par les historiens, y compris Audoin-Rouzeau, comme outil de travail.

Pourtant les historiens de Péronne ne l’ont pas accueilli avec le même enthousiasme. Annette Becker dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains en critique la valeur scientifique : « Norton Cru avait une vision de la guerre qui ne coïncidait pas toujours avec celle de l’historiographie contemporaine. C’était son droit. Il croyait que c’était son devoir de dénoncer et les mythes de la guerre et la guerre elle-même et pour cela il n’a pas hésité à choisir les extraits de textes qui lui convenaient ». On peut s’étonner, avec Frédéric Rousseau et Antoine Prost dans Le procès des témoins de la Grande Guerre : l’affaire Norton Cru paru en 2003 de cette critique de la méthode de Jean Norton Cru qui a au contraire était louée à la sortie du livre par Charles Delvert, Pierre Renouvin ou Septime Gorceix et Jules Isaac.

Par ailleurs Annette Becker, dans Les oubliés de la Grande Guerre fait de Jean Norton Cru et de Témoins des symboles du passage du « consentement exalté » à un « pacifisme douloureux » d’après-guerre. Force est de constater tout d’abord avec Frédéric Rousseau que le pacifisme de Jean Norton Cru n’est pas d’après-guerre mais qu’il naît dans les tranchées mêmes, au moins dés 1916. On rejoint ici la critique d'Antoine Prost qui invite les historiens de Péronne à une chronologie plus fine du conflit.

Ensuite, Jean Norton Cru a été pris dans la dénonciation par Péronne de la « dictature du témoignage » dont auraient souffert les historiens de la Grande Guerre jusqu’à la dite « révolution historiographique ». Jean Norton Cru n’est-il pas le premier des témoins, celui qui avait appelé au témoignage des combattants, seuls détenteurs de la vérité ? Or selon Péronne les témoins sont coupables d’ « aseptisation » : Jean Norton Cru qui critique chez Barbusse son goût pour les flots de sang, sa mise en scène des cadavres dans les positions les plus variées n’incarne-t-il pas cette tendance à l’aseptisation ? Cependant comment prétendre savoir mieux que Jean Norton Cru ce qu’il a vu ? Lui-même ne nie pas d’ailleurs des cas similaires à ceux que décrit Barbusse : il a lui aussi vu, et le raconte, le corps d’un soldat pendu aux branches d’un arbre où il avait été projeté par un obus. Il critique cependant l’exagération de Barbusse qui, s’il s’attaque lui aussi au mythe de la guerre, ne concourt pas pour autant à l’établissement de la vérité mais ne fait que substituer une image fausse à une autre.

En réponse à ces attaques, Frédéric Rousseau, dans Le procès des témoins de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru réhabilite pleinement Norton Cru, reconnaissant ses faiblesses – son manque de sensibilité littéraire, ses quelques erreurs d’appréciations dont Barbusse et Dorgelès furent les victimes, son engagement pour la paix qui ôte une certaine scientificité à l’œuvre – mais louant sa méthode critique exemplaire et d’ailleurs largement reconnue en dehors de Péronne.

Enfin, Jean Norton Cru a été accusé d’être le premier négationniste, notamment par Christophe Prochasson qui dans un article de la Revue d'histoire moderne et contemporaine de 2001 dénonce sa « conception intégriste de la vérité historique ». S'il est certain que cette attaque est parfaitement infondée, il est vrai que Jean Norton Cru, bien malgré lui, a été récupéré par les négationnistes, même de façon systématique, Jean Norton Cru devenant une référence obligatoire au sein de cette « école ». Evidemment cette attaque se prête parfaitement à une récupération par Péronne : Jean Norton Cru nie la violence, nie le sang, nie la mort donnée et insiste sur l’anonymat de la mort. En somme, il aseptise.

Frédéric Rousseau conclut son livre en citant un ancien combattant jugeant Jean Norton Cru : « Monsieur Cru a servi la vérité, oui : la vérité. Il a réduit à néant les témoignages des menteurs, de tous ceux qui ne sont rien d’autres que des menteurs, par lâcheté, paresse ou profession ».

Antoine Garapon, Bien juger : essai sur le rituel judiciaire (1997)

L’auteur

Antoine Garapon, né en 1952, est magistrat, membre du comité de rédaction de la revue Esprit et fondateur de l'Institut des hautes études sur la justice. Depuis le début des années deux mille, il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur la justice.

L’ouvrage

Introduction

Dans cet ouvrage, Antoine Garapon s'interroge sur la place occupée par les rites dans la vie juridique.

Il initie sa réflexion par une distinction entre la justice comme valeur morale et politique, la justice comme acte de juger. Il insiste sur le fait qu'avant d'être une faculté morale, juger est un événement. Pour rendre justice, il faut parler, témoigner, prouver, argumenter, écouter et décider. Or ceci nécessite d'être en situation de juger. Le rituel judiciaire, en délimitant un espace, un temps, en instituant des acteurs et en fixant un objectif remplit cette fonction.

Toutefois, dans certaines circonstances, le rituel judiciaire produit un effet inverse à celui souhaité initialement et conduit à l'injustice plutôt qu'à la justice. Il arrive alors que la justice se fasse de manière « informelle » ou qu'elle se trouve délocalisée dans les médias, ce qui n'est pas sans dangers. C'est pourquoi, Antoine Garapon préfère quant à lui se faire l'avocat du « bien juger ».

Le rituel judiciaire

Dans la première partie de son ouvrage, Antoine Garapon consacre un chapitre à chaque rite du procès que sont l'espace, le temps, la robe, les acteurs, le geste et la parole judiciaires. De l'examen détaillé de chacun de ces rites se dégagent deux idées forces : d'une part, dans les pays latins, l'imaginaire juridique renvoie dans une certaine mesure à une confrontation avec le sacré ; d'autre part, le procès apparaît à certains égards comme une manière de préserve l'ordre social en créant de l'ordre à partir du désordre.

Le symbolisme juridique emprunte en effet à la nature et au religieux : les choix des lieux de justice seraient désignés par les dieux – selon Carbonnier, « les arbres attirent le charisme divin et le transmettent aux magistrats qui sont assis à leur ombre ». Puis, au début du dix-septième siècle, le temple de justice s'apparente à un lieu sacré : la hiérarchisation de la justice, matérialisée notamment par une surélévation des bureaux des juges ou par l'existence de marches devant les maisons de justice, évoque la recherche d'un contact entre les hommes et le ciel.

Concernant le geste judiciaire, la forme du serment – la main levée et nue, n'est pas sans évoquer un contact avec la puissance et le sacré.

L'espace judiciaire symbolise quant à lui l'ordre. Il correspond en effet à une superposition de différentes enceintes qui renferment chacune un ordre plus contraignant. Il reconstruit un intérieur qui incarne l'ordre absolu face à la déréliction de la société.

Le temps judiciaire s'apparente lui aussi à une régénération de l’ordre, du moins en matière pénale. Le rythme judiciaire se décompose ainsi en trois temps : tout d'abord, le retour au chaos – l'exposé public des faits – puis l'affrontement entre le bien et le mal – réquisitoire et plaidoirie – et enfin, le retour à la paix – le jugement.

Enfin, la parole judiciaire obéit à cette même logique de re-création de l'ordre. Les débats judiciaires représentent le yâgon par opposition au polemos, c'est-à-dire la rationalisation de la violence dans un cadre institué par opposition à l’affrontement direct de forces dont tout code est absent. Dans les débats, il n’importe pas que le discours soit conforme à la réalité mais qu'il présente en lui- même une logique parfaite, une cohérence plus réelle que la réalité elle-même.

Le passage à la justice démocratique

Le passage à la justice démocratique, née à l’intersection de deux histoires distinctes – celle du passage d'une hétéronomie à une autonomie symbolique d'une part et celle de la dissociation progressive de la justice d'avec le pouvoir politique d'autre part – constitue une étape clé dans l'histoire des rites juridiques. En effet, la place occupée jusqu'alors par l'officiel religieux est laissée vacante. Si les symboles sont alors appelés en renfort pour réintroduire la distance que la société démocratique ne trouve plus dans la transcendance, ceux-ci ne mettent pas la société à l'abri de certaines dérives.

Cette forme du procès moderne est anticipée dès le cinquième siècle av. J.-C. par Eschyle qui dans Les Euménides met en scène la naissance du procès moderne, c'est-à-dire le passage de la parole magico-religieuse au débat démocratique. Les serments qui tranchaient par la force religieuse cèdent la place à la discussion qui permet à la raison d'exposer ses arguments, offrant l'occasion au juge de se faire une opinion après avoir entendu le pour et le contre.

Cela n'est pour autant pas toujours garanti. En effet, il arrive que dans certaines circonstances, le rituel judiciaire, a priori destiné à établir une distance nécessaire ne puisse garantir la justice. C'est par exemple le cas de la parodie que représente le procès stalinien. Le rituel judiciaire est ici dévoyé. Tout est mis en scène, le verdict importe peu : la condamnation précède le procès – les « livrets de mise en scène » détaillent au préalable chaque intervention. Le rituel semble alors à l'origine d'une injustice odieuse et criante

De l'Etat providence à l'Etat pénal

Un autre cas de détournement du rituel judiciaire est à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines quand la justice devient un simple moyen pour les citoyens d'exprimer leur colère – par exemple celle d'avoir perdu le contrôle sur leurs rues et quartiers – et que l'auteur nomme la « justice expressive ».

Antoine Garapon cite à ce propos, l'évolution qu'a connu le droit pénal depuis la fin des Trente Glorieuses. Il constate en effet que ce dernier est devenu un moyen pour nos sociétés modernes d'exorciser leurs difficultés, ce qu'atteste l'extension du champ de la justice pénale à des catégories de populations comme les médecins ou les hommes politiques ou encore l'intensification de la répression pénale. La justice pénale est devenue l'arme de contrôle, voire de destruction de tout pouvoir rendu systématiquement suspect. Le nouveau statut symbolique attaché à la justice laisse alors entrevoir un nouveau risque : celui de la perte de la maîtrise du dispositif symbolique. Le procès devient une sorte de machine infernale qui se retourne contre celui qui ne l'a conçu que pour
sa propre défense ; ce processus aboutit in fine à une réévaluation du statut de victime et à une dévaluation de celui du souverain.

Les remèdes

Face à ces phénomènes, des expériences ont été entreprises afin d'accorder une moindre place au
rituel, ce dernier étant perçu comme responsable des dérives.

La première de cette entreprise est la « justice informelle ». Aux origines de la justice, il est en effet apparu nécessaire de canaliser la « violence impure » d'un crime par une « violence pure ». En effet, dans la mesure où la violence s'apparente à un processus infini qui appelle sans cesse une violence supérieure et où prétendre maîtriser la violence par la violence n'est qu'enfermement dans l'escalade de la vengeance, il est apparu nécessaire à la société de réagir en trompant la vengeance. Le sacrifice a été la première forme imaginée pour contenir cette violence grâce au spectacle d'une autre violence déviée sur un être sans défense. Puis, progressivement, le système judiciaire s'est substitué au sacrifice pour remplir cette fonction. Toutefois, le problème vient de ce que la pratique peut s'user et ne plus remplir sa fonction d'élimination rituelle de la violence, menaçant ainsi la société d'un envahissement de la vengeance infinie, ce que René Girard appelle la « crise sacrificielle ». L'accusé est alors écrasé par le cérémonial et l'on assiste à des « cérémonies dégradantes ». Dans ce contexte, le mouvement de justice informelle semble devenir un moyen d'échapper à la dimension sacrificielle a priori inhérente à la justice. Elle se caractérise par une suppression du symbolisme : les rapports sociaux, les enquêtes de personnalités, les expertises psychiatriques sont préférées aux « grossière astuces » du rituel judiciaire. Le centre de gravité passe de la salle d'audience au cabinet du juge. La justice informelle aboutit à un paradoxe : alors que l'affaiblissement du formalisme dans la justice de cabinet était censé améliorer le sort des justiciables, il favorise au contraire un contrôle plus grand de l'Etat. En effet, privé de ses attributs symboliques qui lui rappellent sa fonction de représentant, le magistrat est tenté de se consacrer législateur en s'identifiant à la loi. Finalement, la justice informelle produit des inquiétudes de trois ordres : une angoisse de la disparition des repères symboliques, une peur du vide moral, le spectre d'un Etat qui met sous tutelle douce ses sujets.

Une autre voie pour compenser les défaillances du rituel consiste à mêler les médias. L'intrusion des médias dans la justice n'est justifiée par aucun droit écrit mais par l'évocation d'un « droit à la transparence ». Ce dernier procède, selon l'auteur, d'une compréhension naïve de la démocratie d'après laquelle il faudrait tout voir et tout montrer, tout de suite et à tout le monde. Antoine Garapon nous met en garde contre l'effet pervers de ce droit qui pourrait entraîner la démocratie dans au moins deux impasses. Tout d'abord, les médias opèrent une délocalisation de l'espace, une dislocation du temps – tout différé est suspect alors qu'il se révèle parfois nécessaire à la découverte de la vérité – une disqualification des acteurs – confusion des auditoires de justice qui, en valorisant l'opinion publique au détriment des parties et de la communauté des juristes, fait la part trop belle à l'émotion et à l'ignorance – une dépolitisation du sujet, une mise sur le même plan d'une violence institutionnelle et de la violence tout court, et enfin une désintégration de la violence – à la différence de la violence rapportée par les médias, le rituel judiciaire montre en même temps le spectacle de la transgression et celui de sa résorption – annonçant une nouvelle « crise sacrificielle », c'est-à-dire une perte de la différence entre violence impure et violence purificatrice. En outre, la transparence totale prônée par les médias relève du fantasme. Grâce à la procédure, forme vide prête à accueillir toutes les versions des faits, tous les arguments en leur imposant une certaine éthique de la mise en récit, le procès contrôle la manière dont les faits sont présentés, prouvés et interprétés. Au contraire, à la télévision, la construction de la réalité, qui est implicite – donc subie – échappe à toute discussion. Les médias se présentent comme des moyens de représentation plus accessibles, plus fidèles à la réalité, plus démocratiques que le cadre procédural d'une salle d'audience. Toutefois, en s'affranchissant de la contrainte de la procédure, ils s'asservissent au rapport de force que la procédure cherche à éviter et risquent de donner au plus puissant le choix des armes et la définition de la règle du jeu – c'est l'illusion de la démocratie directe.

Le « bien juger »

Selon l'auteur, tout laisse à penser que jamais le procès ne pourra être libéré de sa violence symbolique et de ses éléments archaïques. Par conséquent, il faut s'efforcer de repenser la justice, non pas contre mais avec le rituel. Cette entreprise, Antoine Garapon la nomme le « bien juger » et l'oppose à la quête directe de justice.

Le « bien juger » procède d'une double mise à distance : d'une part, la mise à distance de la violence première – le cadre rituel permet d'absorber les émotions, de maintenir éloigné le pouvoir politique et de mettre à égale distance les parties ; d'autre part, la mise à distance de l'injustice potentielle de la réponse légale – il s'agit ici de tenir compte de la déformation que fait subir au cas sa mise en forme par le procès.

Juger est, selon l'auteur, un travail permanent de mise à distance commencé par le rituel et achevé par la parole. Cela nécessite, pour le juge, de s'arracher à un jugement spontané afin de se faire « tiers à soi-même ». Pour autant, ce souci de bien juger n'est pas, pour l'auteur, une garantie suffisante. A cela, doit s'ajouter une exigence de motivation sérieuse des jugements.

Conclusion
Aujourd'hui, la démocratie semble entretenir une relation ambiguë avec ses symboles ; bien qu'elle en ait besoin, elle ne cesse de s'en méfier.

Selon Antoine Garapon, le combat pour la démocratie a changé de camp. En effet, pendant longtemps, il était conçu comme une lutte pour s'émanciper des institutions. Aujourd'hui, il se demande s'il ne faudrait pas qu'il se traduise par une réhabilitation du rituel, cette dernière permettant de se réconcilier avec le symbolique, dont l'objet premier serait de marquer la prééminence du collectif sur l'individuel.

A ce titre, l'auteur évoque la nécessité d'une lutte pour des rites « plus vrais », la promotion de signes faisant lien et exprimant un destin commun.

mardi 7 avril 2015

Mircea Eliade, Le sacré et le profane (1957)

L'auteur

Historien des religions et romancier roumain, Mircea Eliade (1907-1986) a vécu en Inde où il a préparé une thèse de doctorat sur le yoga. Il enseigna la philosophie à Bucarest avant de devenir professeur à Paris (1946) puis à Chicago (1956) où il devint titulaire de la chaire d'histoire des religions. Il parlait et écrivait couramment en huit langues mais la majeure partie de ses travaux a été écrite en roumain, puis en français et enfin en anglais. Ses ouvrages en matière d'histoire des religions – Forêt interdite (1955), Traité d'histoire des religions (1955) – sont considérés comme des ouvrages fondateurs.

L'ouvrage

Le sacré et le profane a été une première fois édité en allemand sous le nom de Das Heilige und das Profane en 1957 puis réédité en français en 1965 chez Gallimard. Il s'agit d'une introduction générale à l'histoire des religions dans laquelle l'auteur décrit les modalités du sacré.

Le sacré et le profane a pour but essentiel de présenter succinctement ce que l'auteur appelle l'« homo religiosus » c'est-à-dire la situation de l'homme religieux dans les sociétés traditionnelles et orientales. Il met en lumière la dimension complexe du sacré au-delà de son caractère irrationnel et déplore l'appauvrissement consécutif à la perte du sentiment religieux.

Principaux développements

Introduction

Selon Eliade, le sacré est ce qui n'est pas profane, qui ne fait partie intégrante des objets qui peuple notre monde naturel.

Un concept clé est celui de « hiérophanie » définie comme la manière dont le sacré se présente aux hommes. Il existe plusieurs types de « hiérophanie » : la hiérophanie simple par laquelle le sacré se manifeste à travers un objet et la hiérophanie complexe par laquelle le sacré se manifeste par l'intermédiaire d'une personne – l'incarnation de Dieu en Jésus-Christ pour les chrétiens par exemple.

Par ailleurs, il existe deux « modes d'être » dans le monde : celui de l'homme religieux et celui de l'homme areligieux. Pour les modernes, c'est à dire les hommes areligieux, l'acte physiologique – qu'il ait trait à l'alimentation ou la sexualité – n'est qu'un acte alors que pour le religieux, ce même acte peut devenir un sacrement.

L'espace sacré et la sacralisation du monde

Eliade commence par s'intéresser aux manifestations du sacré dans les lieux occupés par les hommes. La découverte du lieu sacré a un rôle primordial pour l'homme religieux : cette hiérophanie constitue le « centre du monde » autour duquel l'homme s'établira. Tout espace sacré sera différent de l'espace profane et sera détaché du commun des mortels car considéré comme qualitativement différent.

Pour expliquer la place que le sacré prend dans l'espace de l'homme, l'auteur part d'une vision générale du monde pour arriver dans la sphère privée ou semi-privée des individus. Eliade évoque l'opposition originelle entre le « chaos » et le « cosmos » puisque pour l'homme religieux, le monde n'est pas homogène. Le cosmos constitue l'espace habité, connu, structuré créé par les dieux. Le chaos, à l'inverse constitue pour l'homme religieux tout ce qui est inconnu, profane. Tout
homme religieux vit dans le cosmos et le chaos deviendra le cosmos dès qu'il aura été consacré.

Pour que le monde soit cosmos, il faut donc que l'espace soit créé par les dieux : c'est la « cosmogonie ». Le cosmos a une importance primordiale dans la vie de l'homme religieux. En effet, là où le sacré se manifeste, le réel se dévoile, le monde vient à l'existence. Le monde sacré est le seul qui existe réellement : c'est le centre du monde. Le reste du monde, le monde profane, devra alors être combattu – le monde profane est d'ailleurs souvent personnifié sous la forme d'un dragon.

Pour faire d'un espace un un espace sacré, seul un signe peut suffire – par exemple la foudre qui creuse un puits. Lorsque les signes ne se manifestent pas d'eux-mêmes, l'homme les provoque notamment par l'intermédiaire des animaux qui lui montreront un lieu susceptible d'accueillir un sanctuaire ou un village. Dans tous les cas, l'homme n'est pas libre de déterminer lui-même la sacralité du lieu. Ce signe se matérialisera alors sous forme d'un « centre du monde », un axis mundi où communiquent les trois niveaux cosmiques : le ciel, la terre, les profondeurs. Une fois le signe manifesté, l'homme religieux consacre le lieu touché par le signe.

L'homme essaie alors d'imiter les dieux dans leur création du monde. Ainsi l'univers de l'homme est-il toujours la réplique de l'univers des dieux, une réplique de la « cosmogonie ». Cette consécration à l'image de celle des dieux permettra à l'homme religieux de communiquer avec ces derniers. Dans la création d'un univers « mortel », les hommes cherchent à être de plus en plus près des dieux pour pouvoir communiquer avec eux en se rapprochant de l'axis mundi. Autour de ce centre, se construira le monde.

L'homme religieux sera alors pris d'un sentiment d'égocentrisme, dans la mesure où son monde sera alors pour lui, le centre du monde. Ceci d'autant plus que, dans les sociétés traditionnelles, l'homme réplique l'image du monde à une échelle de plus en plus restreinte ; ainsi la construction d'une maison s'apparentera-t-elle à la construction du cosmos – on y « tuera le monstre » en y faisant des sacrifices, on fêtera son arrivée à l'intérieur.

Le temps sacré et les mythes

Pour l'homme religieux, le temps n'est pas non plus homogène. Il existe le temps sacré, vu comme le temps des fêtes, et le temps profane, constitué de tous les actes dénués de portée religieuse. Le temps sacré se caractérise par son caractère circulaire – indéfiniment répétable et ne constituant pas une « durée » – alternera donc avec le temps profane – qui est un temps qui, lui, s'écoule. Même si l'homme profane connaît des rythmes temporels différents – le temps long et monotone du travail, le temps court des réjouissances – aucun temps sacré n'existe. L'homme religieux, à l'inverse, connaît des temps sacrés par les dieux. Le temps sacré présente des similitudes avec le cosmos, dans la mesure où ce dernier est vivant, il naît, se développe et meurt le dernier jour de l'année. L'homme religieux cherche donc à répéter annuellement la cosmogonie, la création du monde sacré. À cet égard, la célébration du nouvel an dans de nombreuses sociétés religieuses constitue la reprise du temps à son commencement, c'est-à-dire au moment où le monde sacré a été créé. Par cette célébration, l'homme religieux se régénère. Il recommence sa vie dès le début, avec les mêmes forces qu'il avait à la naissance en éradiquant tous les péchés de l'année. La célébration du nouvel an n'est donc pas un travail de mémoire, mais un travail de réactualisation d'un temps passé, de la cosmogonie. Cette réactualisation est le symbole de la purification d'un temps profane. C'est pour cette raison qu'on utilise cette purification pour tous les événements importants de la vie de l'homme religieux – création de territoire, d'une maison etc. À l'origine du cosmos, seuls les dieux créaient quelque chose. Par cette réactualisation, les hommes aussi recréent et deviennent donc les contemporains des dieux. Cette réactualisation-purification a aussi un rôle important dans les guérisons, du fait de ses vertus régénératrices : c'est pourquoi les mythes de l'origine des remèdes sont souvent intégrés aux mythes de création du monde sacré.

Eliade consacre également une place importante aux mythes. Le mythe raconte une histoire sacrée, ce que les dieux ont fait au commencement du Monde. Ainsi, le mythe fonde la vérité absolue. C'est pour cette raison que l'homme religieux cherche à le reproduire. Cette imitation permet à l'homme de devenir un homme véritable. L'homme ne doit pas oublier ce qui s'est passé au commencement. Cette mémoire se construit en réactualisant les mythes, en transposant ceux-ci dans la vie actuelle par des rites. En répétant ces modèles divins, l'homme religieux se maintient dans le sacré et donc dans le réel. Il s'approche des dieux et participe à la création.

Cette vision cyclique du temps prend fin avec les religions juive et catholique. En effet, pour la première le temps a désormais une fin. Jahvé ne se manifeste plus dans le temps cosmique, mais dans le temps historique. La seconde va plus loin encore. Le temps historique est marqué par les divers événements dans la vie du Christ. L'histoire se révèle donc comme une nouvelle dimension de la présence de Dieu dans le monde.

La sacralité de la nature et la religion cosmique

Pour l'homme religieux, la nature est nécessairement dotée d'une dimension religieuse et Eliade montre comment la sacralité se révèle à travers la nature et les structures du monde.

Le ciel est tout d'abord un élément important dans la vie humaine. Il représente la transcendance, la force et l'éternité. La hauteur est d'ailleurs un facteur de manifestation du sacré : les dieux se
trouvent en hauteur par rapport à l'homme, puisqu'ils se retirent dans le ciel, s'éloignent de celui-ci et conquièrent alors leur place sacrée. C'est pour cette raison que dans de nombreuses religions, les figures divines ont un nom en rapport avec le ciel, comme « l'habitant du ciel » ou « celui qui vit dans le ciel ». L'homme, à force de s'intéresser aux manifestations du sacré dans sa vie de tous les jours, s'éloigne du dieu. « L'expérience religieuse se fait plus concrète, plus intimement mêlée à la vie ». L'homme religieux retrouve alors contact avec les dieux en les implorant en cas de détresse extrême. Ainsi, seules les catastrophes le poussent à se retourner vers les dieux. Néanmoins, les symboles célestes continuent d'occuper une place importante. Le ciel se maintient dans la vie religieuse par le symbolisme – cf. les rites d'ascension et d'escalade.

Les eaux occupent une place toute aussi importante dans la vie de l'homme religieux. Cela s'explique par le fait que les eaux existaient avant la terre et la création du monde. Les eaux sont purificatrices et régénératrices en ce sens qu'elles lavent les péchés. Cette place importante se retrouve dans le rite du baptême. Par celui-ci, le « vieil homme », c'est-à-dire l'homme profane, meurt par immersion dans l'eau et donne naissance à un être régénéré – cette immersion peut être vue comme la répétition du déluge. Ainsi, dans toutes les sociétés religieuses, l'eau tue pour
donner naissance à un être purifié.

Par ailleurs, l'enfantement des humains par la terre est une croyance universellement répandue. C'est ainsi que dans certaines sociétés, l'enfant juste né est déposé sur la terre. Ce rite équivaut à une nouvelle naissance. Dans le même ordre d'idées, dans les sociétés matriarcales, la femme est assimilée à la terre du fait de sa capacité à enfanter, à la différence que la terre-mère est autosuffisante et peut concevoir sans l'aide d'un « parèdre ».

L'arbre est pour sa part le symbole de la vie, de la jeunesse, de l'immortalité et de la connaissance. Il symbolise donc tout ce que l'homme religieux considère comme sacré. D'autres éléments de la nature sont aussi sacrés comme la lune (inconstance), le soleil (force, intelligence) ou la pierre (dureté, force, permanence) mais ces éléments ne font pas l'objet de développements exhaustifs dans l'ouvrage.

Quoi qu'il en soit, l'expérience d'une Nature désacralisée est récente et a été amorcée par les intellectuels pour laisser place à ce que l'on appelle « l'émotion esthétique ».

Existence humaine et vie sanctifiée

L'homme religieux est ouvert au monde, c'est-à-dire qu'il communique avec les dieux et qu'il participe à la sainteté du monde, notamment en réactualisant le commencement du monde. En étant ouvert au monde, il reproduit des actes ab initio pour rendre possible le passage physique ou intellectuel dans un autre monde. Par exemple, l'ouverture supérieure d'une tour indienne porte le même nom que l'orifice fait sur le sommet de la tête au moment de la mort pour que l'âme s'échappe et atteigne un autre monde.

Cette ouverture permettant le passage d'un monde à un autre se matérialise par les rites de passage. Une fois né, l'homme n'est pas encore achevé, il doit donc naître une deuxième fois. L'enfant, lorsqu'il naît, dans certaines sociétés, n'est pas encore reconnu par la famille ni par la société. Un rite initiatique devra alors nécessairement être opéré. L'initiation implique nécessairement la mort de la vie courante pour renaître dans une vie dite supérieure. Le jeune homme ou la jeune femme sera mis au ban de la société pendant un temps déterminé – disparition assimilée à la mort dans l'existence profane – pour réapparaître, renaître en tant qu'homme ou femme à part entière. C'est d'ailleurs à cette occasion qu'ils auront accès à leur vrai nom. Ce rite initiatique permet à l'enfant de passer à l'âge adulte et d'être reconnu comme un homme à part entière. Ces rites initiatiques concernent tous les enfants et doivent dans cette dimension être différenciés des rites d'entrée dans les sociétés secrètes qui, eux, ne concernent qu'une partie préalablement choisie. Même si d'une religion à une autre les rites peuvent revêtir des applications différentes, leur point commun est l'idée sous-jacente que « l'accès à la vie spirituelle comporte toujours la mort à la condition profane, suivie d'une nouvelle naissance ».

Conclusion

En guise de conclusion, Eliade évoque la place du sacré et du profane dans le monde moderne. L'homme sacré croit que la vie a une origine sacrée et il essaie de participer à la création du monde en réactualisant les actes au commencement. L'homme areligieux au contraire, refuse la transcendance et accepte la relativité de la réalité. Il participe au déroulement de l'Histoire et donc se construit lui-même. Néanmoins, il existe un lien entre les deux. En effet, l'homme areligieux a été créé par l'homme religieux et il est « le résultat d'un processus de désacralisation ». Il conserve donc toutes les traces de l'homme religieux mais en retire le caractère sacré – fêtes de mariage, de nouvelle année, d'entrée dans une nouvelle maison etc.

Le sacré n'a pour autant pas totalement disparu de nos sociétés modernes : de nombreux films reprennent les différents motifs ou symboles mythiques – le héros, la jeune fille, le paysage paradisiaque l'Enfer etc. ; la lecture comporte également une fonction mythologique, dans la mesure où « elle projette l'homme moderne hors de sa durée personnelle et l'intègre à d'autres rythmes, le fait de vivre dans une autre histoire » ; de la même manière, Marx, même s'il est « sans-religion », reprend un des grands mythes du monde celui du rôle rédempteur du Juste – le prolétaire ; la psychanalyse, quant à elle, réactualise les rites initiatiques dans la mesure où le patient doit descendre très profondément en lui-même pour renaître purifié. La religion dans les sociétés modernes paraît donc toujours plus reléguée au second plan mais cela n'est qu'apparent.

Commentaires

En raison de ses engagements proches de l'extrême droite à la fin des années 1920 et durant les années 1930, plusieurs spécialistes ont toutefois exprimé des réserves à l'égard du travail intellectuel d'Eliade, le qualifiant de « pseudo-science » ou le reléguant du côté de la spéculation métaphysique ou de l'ésotérisme. Néanmoins, certains de ses concepts, comme celui de « hiérophanie », sont considérés comme des apports importants à l'histoire des religions et continuent encore aujourd'hui à susciter la réflexion.

Le sacré et le profane a été écrit en 1957, prenant à contrepied l'idée d'une désacralisation du réel et d'un recul du fait religieux. Aujourd'hui l'idée que le religieux continue à se manifester dans les activités apparemment les plus banales de notre vie quotidienne reste pertinente. En ce sens, Le sacré et le profane est un ouvrage d'actualité.