lundi 25 mai 2015

André Gide, L'immoraliste (1902)

L'auteur

André Gide (22 novembre 1869 – 19 février 1951) est né et mort à Paris. Fils unique de Juliette Rondeaux et de Paul Gide, professeur à la faculté de droit, d'origine protestante, il perd son père en octobre 1880 alors qu'il n'a pas encore douze ans. Gide est alors très affecté par cette perte. Durant son enfance, André Gide est principalement entouré de femmes – sa mère, Anna Shackleton, gouvernante de sa mère et confidente d'André Gide, les domestiques, sa tante et ses trois cousines. Gide se révèle un enfant fragile et doué qui ne supporte que très difficilement l'environnement scolaire.

A la fin décembre 1882, Gide découvre l'inconduite conjugale de sa tante Mathilde et les souffrances que cela occasionne chez sa cousine Madeleine, plus âgée de lui de trois ans, ce qui lui fait prendre conscience des sentiments qu'il éprouve pour elle.

En octobre 1888, Gide étudie la philosophie au lycée Henri IV et sympathise avec Léon Blum. L'année suivante, avec ses amis Pierre Louis, Marcel Drouin et Maurice Quillot, il fonde la Potache-revue où il publie ses premiers vers.

Durant l'année 1893, André Gide connaît un bouleversement important, tiraillé entre son éducation austère et puritaine et ses tendances homosexuelles. Ainsi, lors d'un voyage en Afrique, connaît-il sa première expérience homosexuelle et rompt avec son puritanisme. En 1895, il se fiance malgré tout avec sa cousine Madeleine Rondeaux. Le mariage est célébré début octobre 1895.

En 1897, Gide participe régulièrement à L'Ermitage et ceci jusqu'en 1906, date de la disparition de la revue. En 1898, suite à l'article dans L'Aurore de Zola, « J'accuse », André Gide prend parti pour les dreyfusards. En février 1900, André Gide commence à collaborer à la Revue Blanche.

Le 15 novembre 1908, paraît le numéro zéro de la Nouvelle Revue Française qu'il fonde avec quelques amis – Michel Drouin, Jacques Copeau, Henri Ghéon, Eugène Montfort, André Ruyters et Jean Schlumberger. Cette revue impose peu à peu une école de la rigueur et du classicisme avec des écrivains comme Gide lui-même, Proust ou Martin du Gard par exemple.

En 1909, commence la parution de la Nouvelle Revue Française. Gide publie La porte étroite qui paraît en volume en mai au Mercure de France.

En 1912, André Gide voyage en Italie où il écrit Les caves du Vatican. En 1914, Gide se fâche avec son ami Paul Claudel qui est choqué par un « passage pédérastique » des Caves des Vatican. Le livre obtient un grand succès. En 1916, Gide entre dans une longue crise religieuse et morale qu'il relate dans le Cahier vert sous le titre « Numquid et tu... ? ». Cette année là, sa femme découvre la vie secrète de son époux. En 1918, il annonce à sa femme qu'il ne désire plus vivre avec elle.

En 1922, Gide passe l'été en compagnie du couple Van Rysselberghe et leur fille Elisabeth qui lui donne une fille le 18 avril 1923. Il ne l'adoptera qu'en 1938 après la mort de son épouse Madeleine.

En 1925, Gide succède à Anatole France à la « Royal Society of Literature » de Londres mais il en sera exclu suite à ses prises de positions pro-communistes. Gide s'intéresse de plus en plus à l'U.R.S.S. et publie dans la Nouvelle Revue Française des fragments de son journal révélant son intérêt pour la cause du communisme et sa sympathie pour Staline. En 1934, il entre au Comité de vigilance des écrivains antifascistes. En 1936, il est invité par le gouvernement soviétique et prononce sur la Place Rouge à Moscou un discours. En 1938, le dimanche de Pâques, Madeleine décède.

En 1940, le 14 juin il approuve dans son journal l'allocution du maréchal Pétain mais le 24 juin, il se rallie au général De Gaulle. En 1941, Gide rompt avec la Nouvelle Revue Française entrée dans la voie de la collaboration. En 1947, il est reçu Docteur Honoris Causa de l'Université d'Oxford et le 13 novembre il reçoit le Prix Nobel de littérature.

Gide décède quatre ans plus tard le 19 février 1951. Les obsèques religieuses ont lieu, à la demande de la famille de son épouse, à Cuverville.

André Gide est l'auteur de : L'immoraliste (1902), Le retour de l'enfant prodigue (1907), La porte étroite (1909), Souvenirs de la Cour d'Assises (1914), Les caves du Vatican (1914), La symphonie pastorale (1919), « Numquid et tu... ? » (1922), Les faux-monnayeurs (1925), Le journal des faux monnayeurs (1926), Les nouvelles nourritures (1935), Pages de Journal 1939-1942 (1944), Souvenirs littéraires et problèmes actuels (1946), Le procès (1947), Anthologie de la Poésie française (1949).

Résumé

Michel, jeune érudit de milieu puritain, historien, épouse Marceline, après la mort de son père, pour satisfaire à sa dernière volonté. Ce mariage est sans amour.

Lors d'un voyage qui conduit le jeune couple en Tunisie, Michel commence à souffrir de tuberculose et une crise particulièrement violente le laisse entre la vie et la mort. A partir de ce moment là, Michel, qui avait négligé son corps en faveur de l'étude, entame une métamorphose progressive qui commence par une négation de l'esprit au profit du corps, corps qu'il se force à nourrir et à exercer pour le sortir de la maladie. Cette métamorphose se poursuit par une remise en question de tout ce qui lui a été inculqué dans sa jeunesse: l'austérité protestante de sa mère, le goût pour un passé qu'il trouve à présent figé et sans intérêt et plus généralement la morale et la culture, culture qui pour lui étouffe l'instinct primitif de vie. Il guérit progressivement en voyageant à travers l'Afrique et retrouve en même temps que la santé le goût de la vie et du plaisir.

Cette libération sensuelle va de pair avec l'affranchissement de tout conformisme. Il entretient une relation protectrice avec un jeune Arabe enclin au vol, dont il admire l'absence de sens moral. Il cherche à cultiver et exalter cette disposition.
Michel veut en effet voir triompher la vie, cette vie qu'il manque de perdre, et peu à peu sa transformation fait de lui un immoraliste, un homme qui ne vit que pour satisfaire ses pulsions immédiates au détriment du reste, et surtout de sa femme Marceline qui en paie le prix ultime.

De retour en France, le couple s'installe en Normandie où Michel se repaît des vices des paysans : « j'en venais à ne goûter plus en autrui que les manifestations les plus sauvages, à déplorer qu'une contrainte quelconque les réprimât. Pour un peu je n'eusse vu dans l'honnêteté que restrictions, conventions ou peur […] J'ai les honnêtes gens en horreur. Si je n'ai rien à craindre d'eux, je n'ai non plus rien à apprendre. Honnête peuple suisse ! Se porter bien ne lui vaut rien... sans crimes, sans histoire, sans littérature, sans arts...un robuste rosier, sans épines, ni fleurs... ». « Vous aimez l'inhumain » lui dit Marceline.

Marcelline fait alors une fausse couche et semble dépérir. Michel décide de la faire voyager à nouveau, en réalité plus pour satisfaire ses pulsions que pour la guérir. D'ailleurs, en Afrique du Nord, le climat ne fait qu'empirer l'état de Marceline. Michel, tout à ses retrouvailles avec les jeunes Arabes, lui accorde de moins en moins d'attention. Tel un vampire, Michel semble se repaître de la jeunesse et de la santé de ses proches, tandis que la maladie, la vieillesse et la laideur lui répugnent. La mort de Marceline le libère enfin des derniers attachements qu'étaient l'amour et la fidélité.

Analyse

L'immoraliste, publié en 1902, peut être lu comme la suite des Nourritures terrestres, en ceci que le roman illustre les mêmes thèmes et principes exposés dans ce dernier. Le ton en diffère cependant de manière sensible. L'immoraliste est en effet un roman psychologique qui dissèque dans le détail de ses paradoxes son personnage principal, Michel. Celui-ci est constamment tiraillé par les pulsions qu'il souhaite assouvir au mépris de l'ordre social et moral et les difficultés qu'il rencontre malgré lui à dépasser les limites de ce carcan. Même s'il passe souvent à l'acte, Michel ne le revendique jamais. Alors que le personnage de Ménalque dans Les nourritures terrestres soutenait et suivait les mêmes principes d'affranchissement du bien et du mal, Michel ne les suit qu'à moitié, victime des conventions.

L'immoraliste aborde les paradoxes de la vérité et du mensonge, de l'action et de l'éthique, de la liberté et de la responsabilité. Prenant pour guide exclusif son instinct – l'approche de la mort avait exacerbé surtout en lui l'instinct de la conservation – le héros devient la cause à demi consciente de la mort de sa femme. Il l'aime pourtant mais la vie – sa vie à lui – parle plus haut que le souci d'une autre santé ; il sacrifie lentement à ses goûts, à ses désirs, à ses fantaisies même, la vie de la malheureuse créature qui, moins forte que lui, est terrassée par le mal qu'il a pu dominer. Michel abandonne progressivement son éducation, sa moralité pour avoir accès à des notions qui lui étaient jusqu'alors étrangères : « la suprême liberté intérieure et extérieure ». L'immoraliste y aspire. Il ne peut supporter la tiédeur de l'atmosphère conjugale, il n'a que faire des joies et des soucis médiocres de la richesse, il ne veut pas de place dans la société à aucun degré. L'égoïsme est le plus fort, c'est-à-dire que ses pulsions, ses joies passent avant ses devoirs de mari – privilégier la santé de sa femme – ou bien ses devoirs de propriétaire de ferme – il préfère aider les braconniers qui, par leurs actions, causent un tort à sa production plutôt que de les dénoncer ceci afin de ressentir la fièvre, l'ivresse de leurs méfaits. En vue de tout cela, il commet un crime, mi-volontaire, mi-conscient, un crime de nécessité instinctive. Toutefois, dans le crime il n'est pas lâche. Michel aurait en effet pu simplement abandonner sa femme, c'eût été plus cruel peut-être mais beaucoup moins pénible. Au lieu de cela, il gravit à ses côtés le calvaire.

Gide trouve pour la première fois dans L'immoraliste le style classique qu'il gardera par la suite. Encadré par celui d'un autre narrateur – la lettre d'un ami de Michel à un autre qui rapporte en fait un discours oral de Michel – le récit de Michel est formé de deux parties symétriques, l'une consacrée à sa maladie, l'autre à celle de sa femme. Le rythme s'accélère progressivement, accompagnant la chute de Michel. Les moments de récit à proprement parler laissent par ailleurs une grande place à des passages de réflexion à valeur générale qui sonnent parfois comme de véritables sentences. La narration est en effet la plus neutre possible, entièrement axée sur la description des actes et des motivations de Michel.

Les points communs existant entre le personnage principal de ce roman et André Gide, son créateur, sont patents : le mariage et la révélation de Gide au Maghreb en sont les exemples les plus frappants. Toutefois l'auteur s'est toujours défendu d'avoir écrit un roman autobiographique. Si L'immoraliste est de nos jours considéré comme un grand classique de la littérature française, il n'a reçu qu'un très faible succès lors de sa première publication.

L'immoraliste n'a pas été enfant, il n'a pas eu de jeunesse ; toute sa passion s'est concentrée sur des travaux d'archéologie. Son mariage est un acte de condescendance, l'amour ne l'a jamais ému. Mais la maladie le guette et la convalescence sous un ciel ardent éveille en lui pour la première fois l'amour de la vie, la jouissance sensuelle de tout ce qui l'entoure.

lundi 18 mai 2015

Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien (1991)

L'auteur

Né en 1939 à Turin d'un père éditeur et professeur de littérature russe et d'une mère romancière, Carlo Ginzburg débute comme professeur d'histoire à Bologne avant de s'expatrier pour enseigner à l'université de Californie. Spécialisé dans la sorcellerie et sa répression à la fin du Moyen Age, Carlo Ginzburg est considéré comme l'un des principaux représentants de la microstoria – ou microhistoire. Cette nouvelle méthode historiographique apparue dans les années soixante-dix consiste pour l'historien à se rapprocher au plus près de la vérité historique en pratiquant la méthode de l'indice. Selon Carlo Ginzburg, l'essentiel du travail de l'historien est de prêter attention aux détails, aux événements apparemment insignifiants : promouvoir la micro-histoire, c'est promouvoir l'histoire des individus et non celle des groupes sociaux. Il donne une illustration de sa méthode dans sa première œuvre Le fromage et les vers parue en 1976 qui retrace l'histoire d'un meunier de Frioul dont la vie s'est pratiquement déroulée dans l'obscurité au seizième siècle jusqu'à ce qu'il soit condamné pour hérésie par l'Inquisition.

L’ouvrage

Le 17 mai 1972, le commissaire Calabresi est assassiné à Milan. Ce policier avait été présenté, notamment par le journal contestataire Lotta Continua, comme responsable de la mort d'un anarchiste dont le corps avait été retrouvé défenestré en 1969, dans le jardin de la préfecture de police. Seize ans plus tard, en juillet 1988, Leonardo Marino, ex-militant du groupe Lotta Continua, s'accuse d'avoir participé au meurtre et met en cause ses camarades Ovidio Bompressi, Giorgio Pietrostefani, et Adriano Sofri. Au terme d'un périple judiciaire – sept procès en neuf ans – les trois hommes sont condamnés sur la seule foi des « aveux » de ce « repenti » à vingt-deux ans d'emprisonnement, tandis que leur accusateur bénéficie de la prescription.

Comme Voltaire pour Calas, comme Zola pour Dreyfus, Ginzburg, persuadé de l'innocence de son ami Sofri, décide de contribuer à la révision de son procès. Dans son livre Le juge et l'historien, il applique au procès de Sofri, avec une rigueur scientifique, les grilles de lecture qu'il a pu élaborer lors de ses immenses enquêtes sur les procès de sorcières. Suivant pas à pas le procès Sofri comme il le ferait d'un dossier de l'Inquisition, confrontant les pièces, analysant les témoignages, interrogeant les méthodes et les procédures, Ginzburg ne se contente pas de démolir l'accusation et de réclamer la libération des condamnés, il montre comment le traumatisme provoqué, dans les années soixante-dix par l'activité des Brigades rouges en Italie a perverti la manière de penser et d'exercer la justice dans un État de droit. L'historien, fort de sa rigueur scientifique dans l'établissement des faits, donne une leçon d'exigence intellectuelle aux juges.

Le juge et l'historien se présente alors comme un montage entre réflexions et documents : tout en retranscrivant de nombreux extraits de procès verbaux de l'affaire Sofri, Carlo Ginzburg apporte quelques réflexions sur les rapports qu'entretiennent le juge et l'historien par une comparaison de leurs méthodes de travail. A ce propos, il se livre à une analyse méthodologique de la preuve et plus particulièrement du témoignage du « repenti » dans un procès.
Comparaison des méthodes employées par le juge et l'historien

Jusqu'au dix-huitième siècle, le métier d'historien est bien distingué du métier d'antiquaire : l'historien doit convaincre à l'aide d'une argumentation efficace alors que l'antiquaire doit convaincre par la production de preuves. En 1769, l'érudit Henri Griffet est le premier à relier les deux fonctions en comparant l'historien à un juge qui passe au crible preuves et témoignages.

L'idée de comparer l'historien au juge est reprise par Hegel : « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht ». L'historiographie prend alors une nouvelle teinte : on impose à l'historien de juger personnages et événements selon la morale du moment. L'historiographie de la Révolution française prend par exemple un aspect judiciaire très marqué. Bloch écrit ironiquement en 1993 : « Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dîtes-nous seulement quel fut Robespierre ! ». Depuis le milieu du vingtième siècle, de nombreuses critiques ont été portées à l'historiographie de type judiciaire, poussant à s'interroger de nouveau sur les rapports qu'entretiennent le juge et l'historien.

Le rapprochement entre les métiers de juge et d'historien repose avant tout sur l'usage de la preuve. « Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, les notions de « preuve » et de « vérité » sont, au contraire, parties intégrantes du métier d'historien […] Le métier des uns et des autres (historiens et juges) se fonde sur la possibilité de prouver en fonction de règles déterminées, que x a fait y ; x pouvant désigner indifféremment le protagoniste, éventuellement anonyme, d'un événement historique ou le sujet impliqué dans une procédure pénale ; et y une action quelconque ».

Le juge comme l'historien se trouvent confrontés dans l'exercice de leur métier aux indices, preuves et témoignages. Il s'agit avant tout pour eux de reconstituer une situation passée, de rechercher la vérité. Leur démarche est identique et empreinte de la même rigueur scientifique dans l'analyse de la preuve. « Le juge qui mène l'interrogatoire des inculpés et des témoins se comporte comme un historien qui confronte, pour les analyser, différents documents ».

Pour autant, le juge et l'historien ne travaillent pas sur le même matériau de départ : si le juge a accès aux sources de vivo avec les témoignages, l'historien n'a accès qu'aux intermédiaires, aux transcriptions écrites des sources orales qui sont plus ou moins imprégnées de l'interprétation subjective de leur auteur. En outre, comme le précise Carlo Ginzburg, la convergence entre le métier de juge et d'historien « ne vaut que dans l'abstrait ». L'intérêt de la confrontation se trouve précisément dans la « divergence profonde » existant entre le juge et l'historien. Les historiens s'occupent principalement d'événements politiques et militaires concernant les Etats alors que les juges s'occupent d'individus. Les conséquences de leur travail ne sont donc pas les mêmes : l'erreur judiciaire n'a pas la même portée que l'erreur scientifique. Enfin, l'historien peut, lorsqu'il élabore une biographie, combler des lacunes en tenant compte du contexte et de ce qui paraît le plus vraisemblable à une époque donnée. « Le contexte entendu comme lieu de possibilités historiquement déterminées, sert donc à combler ce que les documents ne nous disent pas sur la vie d'une personne ». Le juge au contraire ne saurait se livrer à de tels raccourcis pour statuer sur la responsabilité pénale d'un individu. C'est précisément ce que Carlo Ginzburg reproche aux juges qui ont statué sur l'affaire Sofri en condamnant sur la base d'un seul témoignage et en l'étayant à l'aide du contexte : « le juge d'instruction Lombardi et l'avocat général Pomarici se sont comportés en historiens et non en juges ». Ce sont ces considérations qui amènent Carlo Ginzburg à affirmer : « Réduire l'histoire au juge, c'est simplifier et appauvrir la connaissance historique ; mais réduire le juge à l'historien, c'est pervertir irrémédiablement l'exercice de la justice ».

Comparaison du procès de Sofri à un procès d’Inquisition

Carlo Ginzburg a longuement étudié les procès d'Inquisition et plus particulièrement les procès en sorcellerie au Moyen Age. Il n'hésite pas, tout au long de son analyse minutieuse des actes du procès Sofri, à relever certaines similitudes avec les documents qu'il a été amené à consulter lors de son travail d'historien.

Tout d'abord il relève le problème de la transcription. Comme lors de ses recherches historiques, Carlo Ginzburg n'a eu accès qu'aux transcriptions des interrogatoires menés lors du procès Sofri. Or à l'écrit, bien des choses se perdent, les silences, les hésitations etc., que les transcripteurs tentent de récupérer par la ponctuation, ou des annotations entre parenthèses – « rires », « larmes » – sans être toujours conscients qu'ils y ajoutent des interprétations. Les notaires du Saint-Office le faisaient aussi. La transcription présente donc le risque de conditionner les interprétations ultérieures.

L'auteur est également frappé par la figure du « repenti ». Dans les procès touchant à la mafia en Italie un même schéma se reproduit souvent : l'accusation repose en partie sur les dires d'anciens membres d'organisation mafieuse. Dans le cas présent l'accusation portée contre Sofri, Bompressi et Pietrostefani repose essentiellement voire exclusivement sur le témoignage d'un « inculpé-témoin » : Marino. Ce schéma rappelle dans les procès d'Inquisition le phénomène d'« appel en cause ». Un premier inculpé va impliquer d'autres personnes dans son crime, le plus souvent sous la torture, ce qui conduisait parfois à voir tout le village accusé devant le tribunal. Un seul procès, du coup, en suscitait des dizaines d'autres, en cascade.

Carlo Ginzburg relève par ailleurs une similitude tenant à l'organisation des interrogatoires. Sous l'Inquisition, les interrogatoires étaient menés dans le secret. Dans l'affaire Sofri, il remarque que l'essentiel des interrogatoires de Marino a été mené dans le secret, notamment dans des lieux inappropriés comme une caserne de carabinier et dont il ne reste aucune trace écrite, si ce n'est le témoignage au moment du procès des carabiniers qui l'auraient entendu deux ans auparavant.

Enfin, ce qui semble le plus surprenant dans une démocratie, l'attitude du juge lors de l'affaire Sofri ressemble en partie à celle des juges d'Inquisitions, stigmatisée pour leur arbitraire. Carlo Ginzburg montre ainsi que lors des interrogatoires des témoins du meurtre, le juge « harcèle, insiste, fait tournoyer les sophismes comme des sabres ». Au final, le juge finit par convaincre les témoins de son propre point de vue tout comme au Moyen Age il convainquait les accusés de leur propre culpabilité.

La comparaison entre le procès de Sofri et les procès d'Inquisition est particulièrement défavorable aux juges du vingtième siècle au point que Carlo Ginzburg déclare à un journaliste en 1997 : « il y avait chez certains juges de l'Inquisition un souci pour la preuve que je ne trouve pas toujours chez leurs collègues d'aujourd'hui ».

Analyse méthodologique de la preuve dans l'affaire Sofri

La condamnation d'Adriano Sofri et de ses camarades repose entièrement sur le témoignage de Marino. Après lecture des actes du procès, Carlo Ginzburg écrit : « Selon toute probabilité, Marino ment ; sans aucun doute, Marino a été cru ». C'est ce mauvais usage de la preuve qui a poussé les juges italiens à commettre une erreur judiciaire.

L'auteur en profite pour donner une leçon de méthode à destination de l'appareil judiciaire. Un témoignage doit toujours être corroboré par des éléments objectifs extérieurs. Et le contrôle du témoignage doit être encore plus sévère lorsque le témoin a participé au crime et notamment lorsque des récompenses lui ont été promises en échange de ses révélations.

La crédibilité du témoignage d'un « repenti » peut donc être questionnée. En l'espèce, le fondement de l'instruction est la sincérité du repentir de Marino. Les juges considèrent à plusieurs reprises que, le repentir de Marino étant manifeste, ses déclarations ne peuvent qu'être justes, d'autant qu'eu égard au contexte, elles sont plausibles. Il est logique que les membres éminents du journal Lotta Continua aient souhaité la mort de Calabresi et le sjuges concluent à la crédibilité manifeste de Marino. Or à la lecture des interrogatoires, on se rend compte que Marino se contredit, change ses versions d'une audience à l'autre sous l'influence des questions du juge, se trompe et est en désaccord constant avec l'ensemble des témoins du meurtre. Le plus inquiétant est que ses erreurs et ses hésitations sont vues par les juges comme des signes de crédibilité du témoignage de Marino, au vu de l'ancienneté des faits, là où elles sont signes de faiblesses pour les témoins qui offrent une version contraire à celle de Marino.

Les juges se sont comportés en historiens car pour donner du poids à l'accusation ils ont eu recours à ce que Carlo Ginzburg qualifie de « preuve logique », c'est-à-dire qu'ils ont raisonné en terme de compatibilité. Or une telle démarche n'est pas acceptable en démocratie comme le souligne l'auteur : « est-il légitime de pallier le manque de confirmations extérieures quant au comportement d'un individu par des données non vérifiées, juste compatibles avec ce qui a été effectivement vérifié ? »

Commentaires

Le juge et l'historien n'a pas eu les effets escomptés par son auteur : Sofri a été condamné par la justice italienne, après une procédure riche en rebondissement. Après avoir été jugé coupable une première fois en première instance et en appel, la cour suprême italienne annule le premier jugement pour graves vices de méthode et de logique en 1992. La cour de renvoie acquitte les inculpés mais au moyen d'un « verdict suicide », c'est-à-dire rédigé de façon si ouvertement illogique qu'il s'expose à l'annulation pour vice de forme. La cour suprême l'annule à son tour en 1994. La cour de second renvoi condamne à nouveau les inculpés et ce verdict est confirmé par la cour de cassation en 1997.

lundi 11 mai 2015

Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée (1987)

L'auteur

Alain Finkielkraut est un philosophe, écrivain et essayiste français né à Paris le 30 juin 1949. Il a principalement écrit sur la question juive, sur la critique de la modernité mais également sur la question de l'école en France. La publication de La défaite de la pensée en 1987 marque un tournant dans son œuvre et le début d'une critique profonde de la « barbarie du monde moderne », qui s'inscrit dans le droit fil de Hannah Arendt à laquelle il ne cesse de se référer.

L’ouvrage

La défaite de la pensée constitue une œuvre fondatrice dans la pensée de Finkielkraut dans la mesure où il aborde là pour la première fois la question de la modernité et des critiques qui peuvent lui être adressées. L’œuvre met en évidence la succession chronologique d'événements qui ont conduit à un déclin de la culture au sens de vie avec la pensée. Du dix-neuvième siècle à nos jours, La défaite de la pensée retrace le processus qui a abouti au malaise actuel dans la culture.

L’enracinement de l’esprit

Dans une première partie, Finkielkraut décrit la manière dont la pensée est devenue non plus universelle mais locale et comment les particularismes nationaux ont pris le pas sur l'universalisme de la pensée prôné par la philosophie des Lumières. Ce passage de « la culture » en « ma culture » s'est produit en réaction à la Révolution française. En effet, en mettant à bas la société de l'Ancien Régime et en fondant une nouvelle société basée principalement sur l'égalité, les révolutionnaires français ont redéfini l'individu par son humanité plutôt que par son hérédité. De ce constat, les contre-révolutionnaires et les penseurs traditionalistes mettent l'accent surtout ce qui fait la spécificité du peuple français, sa territorialité, tout en critiquant cette volonté de déraciner l'Homme de ses origines, alors que le but même des Lumières était de le rendre cultivé. Au «je pense, donc je suis » de Descartes, ils opposent le « je pense, donc je suis de quelque part ». Ce mouvement est également à l’œuvre outre-Rhin en réponse à l'impérialisme de la pensée française. En effet, pour contrer cette hégémonie culturelle, les penseurs romantiques allemands exaltent tous les caractères propres de à la culture germanique, notamment au travers de la poésie. Cela aboutit à l'élaboration du concept de Volksgeist, génie national au sens de l'âme de la nation avec des penseurs comme Herder.

Ce double mouvement de nationalisation des idées se cristallise lors de la querelle franco-germanique au sujet de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne après la défaite de Sedan. Cette annexion a pour effet d'exacerber les sentiments nationalistes français et allemands et de donner ainsi une plus grande valeur au concept de Volksgeist. C'est ainsi qu'« une nation suppose un passé et se résume dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours ». Ce sont ces conflits liés aux sentiments nationaux et à la territorialisation de la culture qui ont contribué à l'émergence des grands conflits du début du vingtième siècle.

La trahison généreuse

Avec la création de l'Unesco à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Finkielkraut constate un phénomène similaire à celui qui eut lieu en Europe avec la Révolution Française. La volonté universaliste des civilisations occidentales d'apporter le progrès aux autres cultures et d'exporter leur modèle de civilisation est remise en cause, tout d'abord sous l'effet des travaux d'ethnologues tels que Lévi-Strauss qui démontre la relativité de la notion de civilisation, ainsi que l'impossibilité scientifique de hiérarchiser celles-ci entre elles. De là, les peuples issus de la décolonisation ont pu reconstruire leur identité nationale en suivant le même processus que des romantiques allemands, en exaltant leur Volksgeist, leur identité culturelle. Cette exaltation des caractéristiques culturelles nationales s'accompagne également du rejet de tout ce qui traduit la domination coloniale. C'est ainsi que ces nouveaux peuples se construisent autour d'une identité culturelle collective, l'individualisme et la critique du système naissant étant bannis de ce processus de construction. Cette valorisation du particularisme conduit les instances internationales à adopter un changement sémantique. La volonté universaliste du colon blanc cède le pas aux volontés plurielles des peuples décolonisés. L'Homme devient l'homme, simple individu confondu dans sa culture, sa nation. En outre, ce phénomène a été conforté par le rejet scientifique de la notion de race, les différences entre les hommes n'étant pas biologiques mais culturelles. Cette affirmation conduit à renouveler la définition du racisme : ce n'est en effet plus le critère biologique qui est pris en compte mais le critère culturaliste qui le détermine. Dès lors, la très large diffusion de la notion de culture se comprend aisément, l'ambition universaliste des Lumières s'étant trouvée contrecarrée à l'échelle européenne puis mondiale.

Vers une société pluriculturelle ?

Avec la décolonisation et la résurgence des cultures des anciens peuples colonisés, chaque peuple revendique ses valeurs morales, ses traditions politiques et ses règles de comportement. Cette conception de la multiplicité des cultures s'est étendue au continent européen et à la France. Dès lors, disparaissent les « derniers dreyfusards » c'est-à-dire « ceux qui en appellent à des normes inconditionnées ou à des valeurs universelles » et ne subsistent donc que les apôtres de la relativité culturelle.

Cette disparition s'est notamment répercutée en matière scolaire avec un changement de pédagogie : les nouveaux programmes de sciences humaines sont ainsi chargés d'enseigner que toute œuvre étant circonstanciée, ni son auteur, ni son contenu ne peuvent prétendre à l'universalité. En outre, ce changement du contenu et des méthodes de l'enseignement en France traduit un bouleversement plus profond de sa société. En effet, l'idéal d'universalité français a vécu et la France est définie par sa culture et non plus par la place que la culture y occupe.

De plus, le processus de parcellisation de la culture conduit à un asservissement de la personne à son groupe d'appartenance. L'individu ne se définissant plus que comme un élément de son groupe et non plus comme un être particulier, le « nous » remplace le «je ».

Par ailleurs, en raison de son passé colonial, l'Europe choisit de ne pas juger les civilisations étrangères à l'aune de ses valeurs, acceptant ainsi d'accueillir en son sein des valeurs contraires aux siennes, sous le couvert de la fausse humilité consistant à ne jamais juger et critiquer ce qui est différent.

Nous sommes le monde, nous sommes les enfants

De cette coexistence de plusieurs systèmes de valeurs au sein d'une même société est né le concept de société pluriculturelle. L'auteur démontre cependant que l'individu hédoniste de la seconde moitié du vingtième siècle ne cherche plus à vivre dans une société authentique au cœur de ses valeurs culturelles propres mais dans une société polymorphe où le terme « pluriculturel » ne se traduit plus par la multiplicité des cultures au sein d'une même société mais plutôt par l'éclectisme, l'abondance de valeurs auxquelles l'individu peut s'adonner selon sa pulsion du moment.

L'auteur décrit également le phénomène qui a conduit à la dévalorisation de la culture en tant que vie avec la pensée. L'exacerbation de la rationalité technique et de la doctrine utilitariste dès le dix-neuvième siècle a entraîné mécaniquement le transfert de la culture dans la sphère du loisir, celle-ci étant assimilée à de l'oisiveté. Cependant, le développement hédoniste de la société fait que cette oisiveté a été réhabilitée, la culture occupant la même place que les autres loisirs. À cela, s'est ajouté un rejet de l'élitisme culturel défini non pas comme le refus de l'accès à la culture par une certaine classe sociale mais comme le refus de considérer comme culturelle une activité où la pensée n'a aucune place et n'a pas valeur d’œuvre créatrice. Un clip musical peut dès lors être considéré comme culturel au même titre qu'une pièce de Shakespeare. La culture en tant que vie avec la pensée n'occupe désormais dans la société qu'une place résiduelle, le terme même de « culture » ne désignant plus cette activité.

Conclusion

Alain Finkielkraut conclut son ouvrage par un développement sur « le zombie et le fanatique » qui dresse le résultat du phénomène analysé tout au long de l'ouvrage : « la barbarie a donc fini par s'emparer de la culture. A l’ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en même temps que l'infantilisme. Quand ce n'est pas l'identité culturelle qui enferme l'individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l 'accès au doute, à l 'ironie, à la raison - à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, c 'est l 'industrie du loisir, cette création de l 'âge technique qui réduit les œuvres de l 'esprit à l 'état de pacotille (ou comme on le dit en Amérique d'entertainment). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie ».

lundi 4 mai 2015

Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (1778-1780)

L’auteur

Denis Diderot est né en 1713 à Langres. Il fait ses études chez les jésuites puis est reçu maître ès arts de l'université de Paris. En 1746, reprenant l'idée du libraire Le Breton de publier une traduction de la Cyclopaedia de l'anglais Chambers – dictionnaire contenant des articles et des planches sur les arts mécaniques – il s'engage avec D'Alembert dans la rédaction de L'Encyclopédie. Diderot en élargit le projet en ambitionnant de rendre compte de toutes les connaissances contemporaines, de traquer les préjugés en diffusant des connaissances et de conduire les hommes à penser librement en se laissant guider par la raison. L'ouvrage est publié en secret en 1749 car condamné par la censure en raison des idées nouvelles jugées subversives qu'il véhicule. La même année, dans la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, Diderot confesse son athéisme, ce qui lui vaut un emprisonnement à Vincennes, d'où il ne sortira que contre la promesse de ne plus jamais rien publier qui déplaise aux autorités en place. En 1765, l'impératrice Catherine II de Russie devient sa protectrice attitrée. Il décède en 1784.

L’ouvrage

La rédaction de Jacques le Fataliste s'inscrit dans un contexte d'effervescence culturelle : salons, clubs, cercles littéraires et philosophiques, académies. Jacques le Fataliste, publié en feuilletons entre 1778 et 1780 puis de manière posthume en 1796, est une œuvre moderne dans laquelle le dialogue est privilégié dans le but de permettre aux points de vue de se rencontrer et qui pose des questions philosophiques. Diderot narre le voyage de Jacques et son maître vers un but dont le lecteur n'est informé qu'à la fin du livre. Leur dialogue est entrecoupé de multiples récits et des interventions du narrateur s'adressant au lecteur. Diderot y dépeint de façon réaliste la société de son époque tout en développant le thème du fatalisme et du déterminisme.

Le style littéraire choisi par Diderot lui permet d'intégrer naturellement dans le récit ses idées sur le fatalisme notamment. L'ouvrage véhicule une vision nouvelle de la société, particulièrement perceptible dans les relations entre Jacques et son maître.

Un roman picaresque

Jacques le Fataliste est une œuvre à la narration complexe, fondée sur un dialogue entre un maître et son valet, dialogue qui se rattache à son tour à un autre dialogue entre le narrateur et son lecteur et auquel les récits des personnes rencontrées viennent également se raccrocher. Jacques et son maître voyagent à cheval, d'auberge en auberge, sans but précis – du moins le but n'est pas connu du lecteur avant la fin de l'ouvrage. Ils causent sur le chemin, vivent des aventures au gré du voyage, croisant la route d'autres personnages. La trame narrative qu'offre le roman picaresque est souple, c'est celle du voyage, de la route et de ses aventures : scènes de brigandage, rencontres dans les auberges, notamment dans la première partie du roman.

La construction de Jacques le Fataliste est donc globalement empruntée au roman picaresque, tradition romanesque développée en Espagne aux seizième et dix-septième siècles – Don Quichotte de Cervantes ou Gil Blas de Santillane de Lesage – genre qu'il parodie. C'est d'ailleurs un grand roman picaresque du dix-huitième siècle qui a influencé Diderot : Le compère Mathieu de l'abbé Dulaurens, mentionné dans Jacques le Fataliste. Diderot présente son ouvrage comme « le plus important qui parut depuis le Pantagruel de François Rabelais et La vie et les aventures du compère Mathieu ».

L’œuvre apparaît comme un ensemble décousu : pas de division en chapitres, même si le voyage se déroule sur plusieurs journées. L'errance romanesque des personnages se traduit ainsi dans le texte. Son mouvement est sans cesse interrompu et renoué, on dénombre de multiples histoires et personnages : le voyage picaresque vers nulle part, le récit discontinu fait par Jacques de ses amours, les digressions des personnages et les commentaires du narrateur.

La cohérence du roman tient toutefois à ses deux récits-cadres : le voyage sans but de Jacques et son maître et l'histoire principale des amours de Jacques qui fournissent le début et le dénouement du roman.

La progression par digressions

Les digressions romanesques sont nombreuses. Diderot fait intervenir de nombreux narrateurs – aubergiste, compagnons de voyage etc. – procédant de plusieurs styles : ainsi trouve-t-on des histoires proches de la tradition littéraire médiévale du fabliau – le récit des faux dépucelages successifs de Jacques – un drame bourgeois – l'histoire de la vengeance d'une amante délaissée, Madame de la Pommeraye. Chaque récit est en permanence interrompu, reporté, c'est alors un autre qui commence et s'interrompt à son tour. Finalement ces multiples interruptions et digressions forment un ensemble cohérent. Viennent s'y ajouter les interventions du narrateur qui s'adresse au lecteur, s'amusant de ses attentes. Il oblige le lecteur à sortir de la fiction et à entrer dans la critique des procédés narratifs utilisés procédant de la fantaisie et de la surprise et qui ont pu faire parler d’ « anti-roman ». Ainsi, le narrateur propose parfois à son lecteur deux pistes différentes, faisant mine de le laisser libre dans la conduite du récit : « Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde [...]. Si, l'abandonnant seul [...] vous prenez le parti de faire compagnie à son maître. vous serez poli, mais très ennuyé [...] ».

La progression par digressions a été empruntée au Tristram Shandy de Laurence Sterne, écrivain anglais. Le lecteur est en permanence surpris, impatient de connaître le dénouement des histoires laissées en suspens. Ces rebondissements sont introduits à dessein par l'auteur pour reproduire les hasards de la vie : Diderot cherche donc par ce style narratif à créer un ouvrage crédible et réaliste, à l'inverse du roman de l'époque. En effet, dès le début du roman, le ton est donné : le narrateur affirme sa liberté et s'emploie à déjouer l'illusion romanesque : « Comment s 'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-il ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? [...] ».

Jacques le Fataliste et la crise du roman

L'originalité de Jacques le Fataliste tient au statut du narrateur. Bien loin d'entretenir l'illusion romanesque, celui- ci ne cesse de révéler sa présence. Cette interpellation constante du lecteur
par le narrateur engage le problème du réalisme et de la liberté du romancier. L'ouvrage traduit en effet la crise que traverse le roman au dix-huitième siècle, le genre étant accusé de frivolité, d'invraisemblance et de flatter l'imagination plutôt que la raison.

Jacques le Fataliste cherche à démystifier le roman à la mode en son temps – roman d'amour, de chevalerie, d'aventure – en masquant la fiction derrière l'affirmation de véridicité et en faisant le pari du réalisme. Diderot intègre ainsi son questionnement sur le romanesque et sa réflexion philosophique dans la narration.

La relation valet-maître

Jacques le Fataliste est une œuvre éponyme Le prénom donné au héros évoque le monde paysan : un Jacques est un paysan, une jacquerie une révolte de paysans. Le valet vient en effet de la campagne, obligé pour survivre à devenir soldat puis domestique. Il est bon vivant, grand buveur. Diderot s'est inspiré de Rabelais : Jacques glorifie tous les plaisirs de la vie tels que nourriture et vin. Il accorde une grande importance au corps et à la quête du plaisir – histoires grivoises, maladies de Jacques.

Jacques apparaît en tête de titre. Il a préséance sur son maître qui est d'ailleurs réduit à sa seule fonction sociale face à lui, d'où l'importance que revêt l'adjectif possessif « son ». La relation entre le maître et le valet est très libre, dégagée des schémas sociaux. Jacques accepte d'être battu la première nuit puis se révolte la deuxième fois où son maître tente de le battre et finalement le menace de s'en aller. Le maître prend conscience de son attachement à son valet et la relation de servitude s'inverse : Jacques est traité en ami et prend clairement l'avantage sur son maître au cours du roman. Celui-ci sera finalement contraint de se reconnaître soumis à son valet. Jacques s'inscrit dans la lignée des valets bavards comme Sganarelle de Molière et annonce aussi le Figaro de Beaumarchais par son insolence et sa virtuosité verbale.

Au simple prénom de Jacques vient dans le titre se confronter la position sociale du maître : c'est celui qui écoute, se met en colère mais le plus souvent est bon avec son valet. Le mal de gorge de Jacques vers la fin du récit permet au maître de devenir le narrateur en même temps que le héros du conte : il a été trompé par la jeune fille qu'il courtisait et son meilleur ami. C'est vers la fin du texte, en se vengeant de ce dernier rencontré fortuitement, qu'il précipite le dénouement: Jacques est emmené en prison pour le meurtre commis par son maître.

La critique du fatalisme

Dès le début de l'ouvrage, Diderot présente au lecteur la thèse que Jacques reprendra tout au long du voyage : « Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal est écrit là-haut ». Cette thèse a été enseignée à Jacques par son capitaine lorsqu'il était à l'armée : le destin de chaque homme est écrit à l'avance par une entité supérieure (Dieu) dans un « grand rouleau » et ne peut donc pas être changé, quel que soit son comportement.

Jacques oppose ce fatalisme – du latin « fatum » : « sort » ou « destinée » – à chaque événement survenu ou à venir : ainsi lorsque son maître le bat ou lorsque son cheval emballé lui cogne la tête à un linteau de porte (« Il était donc écrit là-haut ! »).Cette doctrine impose un certain comportement : il est tout d'abord inutile d'agir pour tenter de déjouer le fil de son destin. Ainsi, lorsque Jacques envisage la possibilité d'être trompé par sa femme , il raisonne en ces termes : « S'il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc, mon ami. Et il s'endort ». Il est également inutile de tenter de prévoir les conséquences de son action, et donc d'être prudent, car « le calcul qui se fait dans nos têtes et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut sont deux calculs bien différents ». Pour Jacques, tous les événements sont donc liés entre eux « comme les chaînons d'une gourmette », et ce qui les relie est ce « grand rouleau » infaillible. Diderot introduit les critiques de ce fatalisme en pointant les contradictions de Jacques de diverses manières tout au long de son ouvrage.

Tout d'abord, l'attitude de Jacques n'est la plupart du temps pas conforme à celle que son fatalisme devrait lui dicter. Diderot montre que Jacques agit en réalité tout à fait librement et que l'invocation du destin, loin de paralyser son action, lui sert souvent à justifier des décisions qu'il prend librement. Ainsi, lorsqu'il est menacé par des hommes armés, « Jacques consulta un moment le destin dans sa tête ; il lui sembla que le destin lui disait : Retourne sur tes pas ; ce qu'il fit » ou à se consoler d'un malheur en se rappelant qu'il était inévitable puisqu'« inscrit là-haut ».

En outre, la thèse fataliste mène à la négation de toute morale, puisque le bien ou le mal que fait chaque homme n'est pas imputable à lui-même mais au grand rouleau. Comme le fait remarquer le maître à Jacques, « en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords ». Pourtant, Jacques n'est pas indifférent à toute considération morale ; l'épisode où il donne son dernier argent à une femme qui a brisé la cruche d'huile de son maître le prouve.

Enfin, le fatalisme suppose que l'on croie en un Dieu auteur du « grand rouleau », maître de notre destin. Jacques ne cesse au contraire d'affirmer son manque de foi. Le fatalisme est ainsi présenté à travers l'ouvrage comme une doctrine à la fois stupide et impossible à mettre en pratique puisque Jacques lui-même n'agit pas en fataliste

Le « fatalisme » tel que présenté par Jacques est une doctrine impossible à mettre en œuvre. Jacques partage l'opinion de son capitaine qui se réclame lui-même de Spinoza qui dans son Ethique mêle en effet étroitement liberté et nécessité – la nécessité désigne dans le langage philosophique ce qui est produit par des liens causaux inéluctables. Pour lui, Dieu est un, absolu et infini par nature. Il est donc tout- puissant et libre. Mais comme Dieu est en toute chose, ce que veut Dieu se confond avec ce qui est – par exemple, Dieu a voulu que l'homme soit doué de parole, c'est pourquoi l'homme peut parler. Ce que Dieu veut se produit nécessairement : la liberté de Dieu est donc nécessitée. Il n'en est pas de même pour les hommes qui ne sont, eux, pas tout-puissants. Puisque l'homme ne peut pas tout, s'il veut voir ses désirs se réaliser il faut que ceux-ci coïncident avec la nécessité. L'homme doit donc vouloir la nécessité, c'est-à-dire maîtriser ses désirs de telle façon qu'ils coïncident avec les plans divins. Pour que sa liberté ait un sens, l'homme doit dominer ses passions et employer sa liberté à agir selon la nécessité, c'est-à-dire selon la volonté de Dieu. C'est en cela que la doctrine de Spinoza se rapproche de celle de Zénon – auquel Diderot fait allusion dans les dernières lignes de Jacques le Fataliste – fondateur de l'école stoïque au quatrième siècle avant notre ère et qui prônait l'indifférence à tout ce qui n'est pas conforme à la raison universelle à l’œuvre dans le monde et l'engagement de l'homme au service de cette raison immanente. Le fatalisme prôné par Jacques et la négation de la liberté humaine et des valeurs morales qu'il implique sont donc très éloignés des doctrines philosophiques qu'il invoque.

En réalité, Jacques n'est pas fataliste ; il se comporte en homme soucieux du bien et du mal, conscient des résultats probables de son action et désireux d'agir pour le mieux à tout moment. Jacques est en fait beaucoup plus proche de la philosophie de Diderot qu'il ne semble à première vue. En effet, Diderot, en philosophe athée matérialiste, pense que tout ce qui se passe dans le monde réel est explicable rationnellement par des lois scientifiques. Le monde est donc bien gouverné par une nécessité, c'est-à-dire un enchaînement d'événements liés entre eux par une causalité inéluctable mais cette nécessité ne résulte pas d'un « grand rouleau » comme l'affirme Jacques ; elle n'est pas « écrite là-haut » mais résulte des lois naturelles de la biologie ou de la physique. Cette doctrine est appelée déterminisme même si l'usage du mot, apparu au début du dix-neuvième siècle quelques années après la mort de Diderot est ici anachronique.

Si Jacques est désigné comme fataliste, c'est parce qu'il attribue les causes des événements à un « grand rouleau » écrit par un auteur tout-puissant, mais sa manière d'agir montre qu'il cherche à établir des liens rationnels entre les événements auxquels il est confronté et à agir en conséquence. Ainsi, lorsque son maître insinue que le fait que son cheval s'obstine à le mener devant des gibets pourrait être un signe annonciateur d'une mort prochaine par pendaison, Jacques refuse cette éventualité au motif qu' « [il] a beau revenir sur le passé, il n'y voit rien à démêler avec la justice des hommes ». Jacques cherche spontanément une raison à cette éventuelle pendaison, attitude déterministe, alors qu'un vrai fataliste aurait passivement accepté cette possibilité.

La distinction entre déterminisme et fatalisme peut apparaître au premier abord ténue : les événements sont causés par une suite des causes liées entre elles par la nécessité – « Mon capitaine disait : « Posez une cause, un effet s'ensuit ; d'une cause faible, un faible effet ; d'une cause momentanée, un effet d'un moment, [...] d'une cause cessante, un effet nul » »). Cependant, cette nécessité est divine selon le fataliste alors que pour le déterministe elle résulte des lois de la nature. Cette différence est lourde d'enjeux à la fois quant à la nature de l'homme et quant à son action. Le fataliste attribue chaque événement, chaque comportement à un plan divin auquel non seulement il ne peut pas déroger, mais qu'il ne peut pas non plus comprendre ou prévoir. Il en résulte une négation totale de la liberté de l'homme comme du sens de son action, et donc une inutilité de celle-ci et une incitation à la résignation et à la passivité. Pour le matérialiste au contraire, les causes de chaque phénomène sont à rechercher dans la nature et peuvent être appréhendées par la raison. Bien que l'homme ne soit pas capable d'appréhender parfaitement ces causes et donc de prévoir chaque événement et les conséquences de chacune de ses actions, il peut – et doit – toutefois utiliser sa raison pour essayer de comprendre la chaîne des nécessités. Le déterminisme, sans faire cependant preuve d'un optimisme démesuré, incite donc l'homme à agir et à utiliser sa raison. On peut penser que Jacques reflète assez fidèlement la pensée de Diderot lorsqu'il dit « Faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu'on veut, ni ce qu'on fait, et [...] on suit sa fantaisie qu'on appelle raison , ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien tantôt mal. Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets [...].».